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Louanges et égratignures

A propos du livre de Sylviane Gasquet-More :
Plus vite que son nombre*

 

On aura grand plaisir à la lecture de l’ouvrage, tout à fait pénombrien et très pédagogique, de Sylviane Gasquet-More, dans lequel l’auteur nous invite, au travers d’exemples glanés dans la presse à "dé-chiffer l’information" et à "devenir des consommateurs" "avisés"de chiffres".
 

Comme je ne me suis pas contenté de parcourir cet ouvrage, mais de le lire attentivement in extenso, il était inévitable que je trouve quelque chose à redire. Cela concerne les réflexions de S. G.-M. sur les prévisions à long terme du chapitre XXVI. Un chapitre à critiquer sur les 40, soit 2,5%, ce n’est pas grand-chose. On y lit :

"Il nous arrive de voir décrit notre futur en chiffres du genre : "Le chômage concernerait 14% de la population active en l’an 2000, contre 11,7% aujourd’hui (Le Monde du 11 octobre 1993)" ; ou encore : "La population de l’Afrique va être multipliée par 2,5 d’ici 2025 (Le Monde du 24 juillet 1990)." Existerait-il donc des voyantes sachant lire les chiffres de demain ? S’il en existe, elles savent du moins avoir chacune leur style, comme le montrent les deux informations précédentes. La première annonce est d’une extrême prudence. D’une part, elle porte sur un délai raisonnable (7 ans puisque l’article est daté de 1993), d’autre part elle est formulée au conditionnel, ce qui laisse sous-entendre l’existence d’hypothèses de calcul...

[…]

Quant à la seconde annonce, parue en 1990, "la population de l’Afrique va être multipliée par 2,5 d’ici à 2025", elle ne manque pas d’audace ! Ici, point de conditionnel, mais une forme grammaticale assimilée à de la certitude, et cela pour une prévision… à échéance de 35 ans. Certains taux sont (ou ont été) d’une grande constance : ainsi en est-il - jusqu’à présent - du pourcentage de naissances féminines parmi l’ensemble des naissances. Les taux de natalité eux ne sont pas aussi stables. Les appliquer sur 35 ans présuppose donc une stabilité irréaliste dans bien des cas, et particulièrement sur une aussi longue période ! On frise ici la prévision ésotérique."

Le journaliste a effectivement tort de ne pas employer le conditionnel. Cela étant, je suis prêt à parier que la projection économique sur 7 ans est plus mauvaise que la projection démographique sur 35 ans : la première sera d’ailleurs bientôt démentie. Sylviane Gasquet-More commet ici deux erreurs : l’une sur la fiabilité des "prévisions" démographiques par rapport aux prévisions économiques, l’autre sur la méthode de ces prévisions, que les démographes appellent d’ailleurs plus modestement "perspectives" ou "projections".

 
Projection, prévision, prédiction

Pourquoi les projections démographiques sont-elles meilleures ou moins mauvaises que les "prévisions" ? Parce que les démographes seraient plus intelligents que les économistes ? Évidemment non. Mais tout simplement parce que l’activité économique est extrêmement fluctuante, alors que les populations présentent une grande inertie : les hommes vivent longtemps et leurs comportements, en particulier en matière de fécondité, changent lentement. Les premières projections de l’ONU pour l’an 2000 datent de 1958. Elles envisageaient comme population mondiale pour cette date 6,3 milliards. Le résultat sera finalement de 6,1 milliards. La "prédiction" à plus de 40 ans n’était pas si mauvaise !

La méthode de projection démographique, contrairement à ce que semble dire S. G.-M., ne consiste pas à appliquer des taux fixes. Ce n’est pas parce que le taux de féminité des naissances est fixe que les démographes postulent des taux de natalité fixes. Cela n’a rien à voir. Pour les projections de la population africaine en particulier, les taux en question sont supposés en baisse. Cette hypothèse est basée sur la théorie de la transition démographique, qui veut que la réduction de la mortalité soit suivie de la baisse de la fécondité, baisse qui s’est fait longtemps attendre sur ce continent, mais qui est à l’œuvre maintenant. Ces résultats peuvent toujours être démentis par un cataclysme quelconque. Il n’en reste pas moins que l’on peut faire valablement des projections à long terme, surtout pour l’Afrique, où la transition de la fécondité ne fait que commencer et où les évolutions à venir, sont de ce fait moins imprévisibles qu’en Europe.

Dans le même chapitre, S. G.-M. fait référence à une troisième projection bien connue des démographes, au point qu’elle est toujours citée dans les cours comme exemple d’ineptie, celle publiée dans Le Figaro-magazine du 26 octobre 1985 sur l’évolution en France de la population d’origine non européenne. Il s’agissait en l’occurrence d’une malhonnêteté intellectuelle, puisque les auteurs présentaient leurs résultats comme réalistes, alors qu’ils étaient basés sur des hypothèses complètement irréalistes. Ceci ne doit pas discréditer les projections de population d’une façon générale. De même, ce n’est pas parce que certains manipulent les chiffres, que la statistique est la forme moderne du mensonge.

 
Joseph de Bethléem

Pour finir, je ne peux pas ne pas relever une petite erreur historique, qui n’est pas sans rapport avec les chiffres. On lit dans une note du chapitre XXV : "rappelons que les décomptes statistiques existaient déjà en ces temps reculés [au début de l’ère chrétienne] : la Bible nous dit que Joseph et Marie fuirent l’Égypte pour échapper à un recensement".

Il ne s’agit pas d’une fuite d’Égypte mais en Égypte. Par ailleurs il y a confusion de cet événement avec la naissance de Jésus. Reportons-nous aux Évangiles. D’après celui de Luc, l’empereur Auguste ordonne de "faire recenser toute la terre". Les modalités de cette opération ne sont pas celles d’aujourd’hui, car le ménage est tenu de se faire inscrire dans le lieu d’origine de son chef. C’est ainsi que Joseph, qui vit avec sa femme Marie à Nazareth en Galilée, doit se rendre à Béthléem en Judée, ville de ses ancêtres. Les parents de Jésus n’essaient pas d’échapper à l’opération, comme l’écrit S G.-M., au risque d’inciter les chrétiens à en faire autant, mais s’y conforment, malgré la situation très inconfortable de Marie. Jésus est donc né, si l’on peut dire, pendant que ses parents étaient en voyage.

D’après l’Évangile de Matthieu, le roi de Judée, Hérode, apprend par des mages, venus voir Jésus, qu’il pourrait avoir affaire à un concurrent. Ne sachant pas précisément de qui il s’agit et comme la naissance de Jésus date déjà de quelque temps, il ordonne, pour être sûr de s’en débarrasser, de faire tuer tous les enfants de moins de 2 ans. Peut-être se sert-on pour exécuter cet ordre du fameux recensement ? Quoi qu’il en soit, Joseph "averti en songe" de la menace, emmène sa famille en Égypte pour y échapper. On ne saurait blâmer cette fuite.

Puisse ce livre avoir de très nombreux lecteurs aussi intéressés que le signataire de ces lignes. 

Alfred Dittgen

 
* Syliviane Gasquet-More : Plus vite que son nombre, déchiffrer l’information. Editions du Seuil, 1999, 217 pages, 98 F.

 
Pénombre, Octobre 1999