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Moral à zéro

La presse de début mai fait état du retour à zéro du baromètre Insee. Pénombre s’est depuis longtemps intéressée à la saga de cet indicateur. Petit rappel.

Depuis des années, l’Insee interroge les ménages français sur leur opinion concernant divers sujets sociaux et économiques d’actualité et sur leur situation personnelle. De synthèses en condensations, la presse fait ses titres sur l’indicateur résumé. Doublement résumé. D’une part, l’Insee, à côté de questions sur des aspects particuliers, demande ce que les interviewés pensent de la situation en général puis il rassemble la diversité des réponses en un chiffre : la différence entre le pourcentage de ceux qui pensent que les choses vont s’améliorant et le pourcentage de ceux qui pensent qu’elles empirent.

Pendant toutes les années de crise, ce solde était négatif : les pessimistes étaient plus nombreux que les optimistes. Mais, la situation s’améliorant malgré tout (du moins, étant perçue comme s’améliorant), le solde s’améliorait, devenait moins négatif, salué comme la marque d’un optimisme grandissant. Pénombre ironisait, anticipant le jour de gloire où les Français " auraient enfin le moral à zéro ". Avant qu’il en vienne là, l’indicateur en question devenait toujours moins négatif. Dithyrambiques, certains journaux acclamaient que les Français soient résolument optimistes. Pénombre soulignait l’hyperbole. Enfin, du jamais vu, l’indicateur franchissait la barre du zéro et devenait positif. Les superlatifs antérieurs n’étant pour autant pas démonétisés, les journaux derechef célébrèrent ces sommets historiques...

Mais, il n’est aucun indicateur économique qui soit éternellement croissant. Les soubresauts alimentent les conversations, aussi bien que le temps qu’il fait. Voici donc que notre indicateur résumé du moral des Français, passé par un maximum à +6 en janvier, a depuis régulièrement baissé, pour atteindre zéro en avril. " Le climat s’assombrit ", nous dit-on.

Rendons aux journalistes cette justice, que leur commentaire ne sombre pas dans un lyrisme catastrophiste qui serait le symétrique de leur dithyrambe de naguère. Au contraire, ils relativisent ; ils commentent les autres questions, plus fines, de la même enquête. Ils mettent cela en perspective avec d’autres indicateurs (consommation, chômage...). Bref, ils ne nous disent pas que la crise se réinstalle. Accordons cependant la palme à La Tribune (4 avril) pour cette trouvaille sémantique : " le moral des Français s’effrite sans flancher. "

Il est permis de s’interroger sur le rôle phare que joue l’indicateur résumé en question. N’est-il pas surinterprété, au moins dans les commentaires les plus immédiats ? Simple et choc, est-il d’abord un réservoir à " scoops " ?

 
métrologie de la subjectivité

Une erreur souvent commise est d’assimiler une opinion recueillie dans une enquête au fait sur lequel porte cette opinion. (Par exemple, dire que l’insécurité augmente si dans une enquête les gens disent qu’ils se sentent moins en sécurité qu’avant.) Dans ces conditions, les conjoncturistes savent qu’une enquête d’opinion (opinion des industriels, des ménages, des économistes...) doit toujours être étalonnée : avant de se servir des résultats, d’en tirer des interprétations, il faut regarder sur une période rétrospective suffisante comment ce que dit l’enquête se situe au regard de mesures statistiques objectives mais plus tardivement connues.

On est alors conduit à prendre en compte non pas le résultat direct de l’enquête, mais un résultat corrigé des biais que l’expérience a révélés. De même que, si vous avez remarqué que votre montre retarde régulièrement de deux minutes par jour, tant que vous ne l’aurez pas remise à l’heure juste, vous corrigez ce qu’elle indique pour avoir une meilleure appréciation de l’heure qu’il est.

Nos statisticiens nationaux étant experts dans cette métrologie de la subjectivité, on pourrait attendre que, au lieu de livrer au public ce solde brut des opinions favorables et des opinions défavorables, ils construisent à la place un indicateur représentatif du moral des ménages. Ils s’assureraient, à cette occasion, de la signification de ce concept de moral des ménage (est-il indubitablement unitaire et dépourvu d’ambiguïté ?). Il est notamment possible que le niveau absolu n’ait pas de sens mais que les variations en aient un :

 - ou bien le niveau de l’indicateur mesure bien quelque chose, cela veut dire que, par exemple on est dans la même situation lorsque l’indicateur affiche zéro après +6 que zéro après -6. Ce qui ne veut bien entendu pas dire qu’on doive faire abstraction de cette évolution ;

 - ou bien le niveau n’a pas de sens en lui-même, la variation seule reflétant l’état de l’opinion. Dans ce cas, il faudrait se demander si passer de +6 à 0 veut dire la même chose que de passer de -5 à -11 : sinon, quelle est l’échelle qui aurait une signification ? Et, en tout cas, il est alors oiseux de prendre des références anciennes : en disant qu’il y a trois ans on était à tel niveau ou que le niveau atteint un certain mois est le plus élevé de l’histoire de cette statistique ou qu’on retrouve le niveau observé à telle époque.

Clarifier ce que l’indicateur veut dire serait une opération indéniablement délicate, sur le plan technique. Je ne sais si ce serait faisable ni judicieux. Mais, à défaut de le faire, on se demande à quoi vise cette publication : si on ne sait pas ce que ça recouvre et qu’on ignore quelle interprétation les lecteurs pourront bien en faire... Mais, on peut du reste craindre aussi que, un indicateur ayant été construit, conceptuellement bien cerné et techniquement solide, les commentateurs ne reviennent à leurs démons préférés et en donnent des interprétations décalées, voire sensationnalistes. Dans ces conditions, n’est-il pas plus sage, après tout, de s’en tenir à ce solde fruste dont on ne sait pas trop ce qu’il veut dire mais qui a la vertu de tant faire parler ?

Car au fond, une fois accroché par l’éclat – le clinquant – de l’indicateur unique, le lecteur acceptera peut-être d’être conduit à une interprétation plus fine de l’ensemble de l’information disponible. À condition toutefois que, à condition que... Il faut sans doute là un minimum d’appétit de sa part et de prudence et de pédagogie (mot qui rime fâcheusement avec démagogie) de la part du publiciste. Le confort de l’indicateur unique a-t-il à voir avec celui de la pensée unique ?

On devrait faire une enquête d’opinion auprès des statisticiens, des journalistes, des économistes et des ménagères de 45 ans : " pensez-vous que la publication d’un indicateur résumé du moral des Français soit une bonne chose ? " Réponses : une très bonne chose, une assez bonne chose, plutôt une mauvaise chose, une chose exécrable, sans opinion.

René Padieu

 
Pénombre, Octobre 2001