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Moralistes mécomptant

A propos des « comptes immoraux » précédents.
 

Comparer des chiffres pour donner des idées : encore faut-il que ce ne soient pas des idées fausses. Passé l’instant d’indignation, raisonnons un peu.

1 - Avec 460 GF/an (1) pendant dix ans, on éradiquerait la pauvreté, nous dit-on. Cela veut dire que, passé ces dix ans, il n’y aurait plus rien à faire ; le problème serait réglé une fois pour toutes ? Nous, on veut bien…

2 - À lire le texte qui nous est proposé, on comprend que cette somme de 460 équivaut à la fortune des sept hommes les plus riches du monde. Ce qui veut dire qu’en leur confisquant leur fortune, on finance la première année. Que fait-on les suivantes ? Pour la seconde année, il faudra passer aux suivants dans l’ordre décroissant des fortunes : comme ils sont un peu moins riches que les premiers, il faudra en prendre un plus grand nombre. (On ne nous dit pas combien.) La troisième année, il en faudra encore un peu plus ; et ainsi de suite, afin de mobiliser en tout non 460 mais 4 600 GF. Pour notre programme de dix ans, au total, combien faudra-t-il atteindre de personnes ? Ce nombre, même s’il reste modeste au regard des six milliards d’humains, serait moins percutant que le chiffre de sept qu’on nous brandit là : lancer ce chiffre de sept n’est-il pas un peu abusif, pour ne pas dire un peu malhonnête ?

3 - Il est toujours dangereux de comparer un revenu ou une dépense, c’est à dire un flux, en francs pas an, avec une fortune, c’est à dire un stock, en francs. Les deux chiffres ne sont pas homogènes. En prenant un exemple dans un autre domaine : je disais « ma voiture va moins vite que la distance de Paris à Bordeaux » on trouverait ridicule de comparer des km/heure avec des kilomètres. Pour les grandeurs économiques ou monétaires, nous avons l’habitude de rapporter les flux à l’année. On peut tout autant les compter sur un mois. Dans notre exemple, il faut trouver 460/12 soit 40 GF, en arrondissant : peut-être que la fortune d’un seul y suffirait. Mais, ici, nous ne risquons pas trop l’équivoque car un mois c’est court et tout le monde demandera : et au bout du mois qu’est-ce qu’on fait ? Sur un horizon annuel on n’aura pas forcément ce réflexe et la confusion persistera. Au § 2 ci-dessus, on demandait bien : que fait-on la deuxième année et les suivantes ?

4 - Les remarques qui précédent portaient sur le sens des nombres. Mais, dans l’équivalence qui nous est donné ici, il y a une autre absurdité qui renvoie au sens économique qui est suggéré. On a l’air de croire et l’on cultive l’idée chez le lecteur que la fortune des riches serait un montant d’argent disponible dans un coffre : il n’y aurait qu’à le prendre et le distribuer aux pauvres pour qu’ils s’achètent ce dont ils ont tant besoin. Mais, la plus grosse partie de la fortune des riches est constituée de propriétés : terres, entreprises, brevets, œuvres d’art… On ne voit pas bien répartir tout ceci aux pauvres ; ni, ce qu’ils en feraient. Pour en faire de l’argent distribuable, il faut, une fois qu’on les a confisqués, les vendre : c’est à dire qu’il faut trouver quelqu’un pour les acheter, quelqu’un ou quelques uns qui soient assez riches pour cela. Le problème est déplacé. Et, comme ces autres riches (même moins riches) ont eux-mêmes leur richesse en immeubles ou objets non monétaires, il faudrait qu’ils les vendent aussi (et ainsi de suite) à moins qu’ils n’utilisent pour cet achat que des liquidités qu’ils ont dans leur coffre. Ceci revient à dire qu’il n’est pas nécessaire de redistribuer les fortunes (ceci est une autre question, que l’on peut se poser, mais qui n’a rien à voir avec l’aide aux démunis) : il suffirait de confisquer les avoirs en argent. D’une part, les montants sont moindres que ceux des grandes fortunes d’abord visées : donc, il faut aller chercher l’épargne de beaucoup plus de monde. (Combien ? on ne sait pas.) D’autre part, tout cet argent n’est pas seulement « de l’argent qui dort », voulant dire que ses possesseurs en faisaient quelque chose qu’ils ne pourront donc plus faire : d’où des persécutions sur lesquelles il faudrait s’interroger un peu, pour savoir si c’est faisable et si ça n’aurait pas en même temps d’autres conséquences.

Tout ceci n’est pas pour dire que tout est au mieux dans le Monde, qu’il ne faut rien modifier ou que ce serait de toute façon impossible. Mais, si l’on y songe sérieusement, ce n’est pas avec des chiffrages romantiques qu’on progressera.

René Padieu

 

(1) GF, bien que peu utilisé, est l’abréviation normalisée pour un milliard. Il en va de même pour toutes les unités (mètres, watts, etc.) Les multiples du franc sont donc : F, KF, MG, GF, TF.

 
Pénombre, Janvier 1998