Nous reprenons ici le débat entamé dans la Lettre blanche n° 11 de novembre 1996 à propos du renouvellement des générations. Rappelez-vous. À partir de données diffusées par l’INSEE, le journal La Croix (23/08/96) annonçait la bonne nouvelle « La France assure le renouvellement des générations », tandis que l’Express (29/08/96) titrait « Natalité : devoir accompli. »
Le journal La Croix est revenu sur le sujet, dans un article de Sabine Gignoux dont voici un extrait :
La France doit-elle redouter le spectre de la dénatalité ? En 1990, les démographes s’étaient affrontés à coup d’indices. L’un, Hervé Le Bras affirmait que « le remplacement des générations dans notre pays est largement assuré », en se fondant sur le chiffre de la descendance finale des femmes en France, stabilisé autour de 2,1 depuis 1975. […]. En face, Gérard Calot, à l’époque directeur de l’Institut national d’études démographiques brandissait lui, l’indice conjoncturel de fécondité inférieur à 1,8 depuis 1986 - pour soutenir que la situation est « préoccupante » ! Une querelle pas tout à fait enterrée puisque, en décembre 1995 encore, des démographes lançaient à nouveau un « SOS jeunesse : pour que la France ne se suicide pas par dénatalité » […] L’ennui est que les indicateurs de chaque camp sont également justes mais qu’aucun ne peut servir à prédire l’avenir.. […]. (La Croix, 21.11.1996).
Pensant qu’il était utile de relancer le débat, en toute sérénité, nous avons sollicité un certain nombre de démographes. Deux d’entre eux, parmi les plus expérimentés, ont accepté de s’exprimer, l’un brièvement, Michel Louis Lévy, l’autre plus longuement Alfred Dittgen. Nos colonnes restent évidemment ouvertes à Hervé Le Bras, nommément mis en cause dans les lignes qui suivent, ainsi qu’aux signataires du manifeste « Appel pour sauver l’avenir - Sos jeunesse » (Évelyne Sullerot, Jean-Claude Chesnais, Michel Godet, Jacques Dupaquier, Philippe Rossillon…)
I. Foin des taux et des indices !
Cette histoire, nul n’en ignore, est la trace des attaques d’Hervé Le Bras contre l’Ined qui remontent à 1990. J’avais répondu à l’époque sur le plan scientifique par Population & Société n° 249 « Le calendrier de la fécondité » et sur le plan politique par Population & Société n° 251 « Flux et reflux du natalisme. » Rappelons donc (Le Bras le fait d’ailleurs très bien quand il est honnête) que l’indice conjoncturel mesure une sorte de vitesse instantanée pour l’année en cours, alors que la descendance finale mesure un bilan sur la vie entière des générations. La descendance finale a beau se maintenir, les générations mettront aujourd’hui plus longtemps que naguère pour avoir autant d’enfants, si elles les ont. Il y a donc moins de naissances chaque année.
Le non renouvellement des générations se marque par le fait que la base de la « pyramide » des âges (enfants) est plus étroite que le milieu (parents). Je persiste à penser que c’est dommage que la France n’ait pas maintenu une « cadence » de 800000 à 850000 naissances par an. Ceci dit ce n’est pas un drame. Réduisez le chômage et les enfants nous seront donnés par surcroît.
La moralité, c’est que les nombres absolus ont du bon. Foin des taux et des indices transversaux ou longitudinaux. La natalité, c’est un nombre de naissances annuelles. Pour la mortalité, on a beau faire, il y a toujours un décès par naissance, y compris pour vous et moi et Jeanne Calment. Mais si ces décès ont lieu à des âges qui reculent, cela fait moins de décès par an.
SOS jeunesse, quant à sa démarche n’est guère scientifique, mais c’est une opinion recevable. Le tort de ces natalistes est de ne pas aller jusqu’au bout de leur raisonnement. Pour financer les jeunes, il faut forcément taxer les vieux. Que cela ne reste pas dans la pénombre.
Michel Louis Lévy, démographe
Directeur de la communication à l’Ined
II. « Les démographes mentent : l’espérance de vie des femmes en France n’est pas de 82 ans, mais de 55 ans »
Pour mesurer la fécondité on calcule le nombre moyen d’enfants mis au monde par les femmes. D’une part, dans une génération : on parle alors de descendance finale. Celle-ci ne peut cependant être calculée que dans les générations qui ont fini leur vie féconde, en principe celles qui ont atteint 50 ans, à tout le moins 40 ans, pour avoir des évaluations solides. D’autre part, au cours d’une année. Dans ce cas, on obtient ce nombre en sommant les taux de fécondité par âge de cette année (naissances pour 1’000 femmes d’un même âge). Cet indicateur du moment, qui consiste donc à mettre bout à bout des morceaux d’histoires de générations différentes, est dénommé indicateur conjoncturel de fécondité. Il est effectivement conjoncturel, car il présente des variations, parfois importantes, du fait que des naissances peuvent être différées, ce qui le fait baisser, ou, au contraire, avancées, ce qui le fait augmenter.
Si l’on s’intéresse à la reproduction, les descendances nous indiquent comment celle-ci s’est faite pour les générations qui ont achevé leur vie féconde. Elles rendent donc compte d’une situation passée. Si l’on veut avoir des lueurs sur les tendances actuelles, il faut recourir aux indicateurs conjoncturels de fécondité les plus récents.
C’est pourquoi, dire, comme Hervé Le bras l’a fait en 1990, alors que l’indicateur conjoncturel était inférieur à 2 enfants depuis 1975, que le remplacement des générations était assuré à ce moment-là, parce que les générations qui étaient alors en fin de vie féconde avaient eu une descendance de 2,1 enfants, était une contre-vérité. La même affirmation récente de la presse, reprenant un article mal compris de l’INSEE (1), est encore plus fausse, car, non seulement l’indicateur conjoncturel, qui est maintenant tombé à 1,7 enfant, laisse mal augurer d’un remplacement possible pour les générations actuellement en cours de vie féconde, mais on voit même que les générations en fin de vie féconde, celles qui ont 40 ans, n’assureront pas ce remplacement, puisque leur descendance sera inférieure à 2 enfants.
Si certains lecteurs de Pénombre n’étaient toujours pas convaincus de la nécessité de choisir un indicateur conjoncturel pour mesurer un phénomène en cours plutôt qu’un indicateur de génération, prenons l’exemple de la mortalité. Ce phénomène se résume par l’espérance de vie. Celle-ci peut, comme le nombre d’enfants, se calculer dans une génération ou dans une année. Dans ce dernier cas, en combinant les probabilités de décéder aux différents âges, c’est-à-dire, comme pour l’indicateur conjoncturel de fécondité, en mettant bout à bout des morceaux d’histoire de générations différentes.
En France, l’espérance de vie des femmes des générations les plus récentes pour lesquelles ce calcul peut être fait, c’est-à-dire, celles nées à la fin du siècle dernier, atteint à peine à 55 ans. A-t-on jamais entendu dire que l’espérance de vie en France était de 55 ans et que cela traduisait une situation sanitaire catastrophique, ou une réflexion du type de celle qui fait le titre de ce papier ? Non, ce que l’on dit, et que tout le monde admet, c’est que l’espérance de vie est de 82 ans. On retient, à juste titre, la valeur de l’indicateur du moment, qui renseigne sur les conditions sanitaires actuelles.
La comparaison avec la mortalité est cependant un peu outrée, dans la mesure où les humains ne peuvent pas reporter un décès comme ils le font pour une naissance, ce qui fait que l’espérance de vie actuelle sera normalement celle d’une des générations présentes, alors que le nombre moyen d’enfants donné par l’indicateur conjoncturel le plus récent ne représente pas forcément celui qu’aura l’une des générations actuellement en cours de vie féconde. Il n’en reste pas moins que l’on n’utilise pas une tenaille pour enfoncer un clou, mais un marteau, et pas un indicateur d’une situation passée pour caractériser une tendance actuelle, mais un indicateur du moment.
Alfred Dittgen, démographe
Directeur de l’Institut de démographie de l’Université de Paris I
(1) DAGUET F. 1996, La parenthèse du baby-boom, INSEE-Première, n° 479.
Pénombre, juin 1997