Voici donc la réponse que F. Héran a eu fait à P. Simon.
Qu’il soit sociologue, économiste ou démographe, le statisticien digne de ce nom doit à la fois produire des résultats chiffrés et les assortir d’un commentaire honnêtement dosé. Patrick Simon a fait une grande découverte : il y a du jeu entre les chiffres et les lettres. Certains, dont je suis, dosent très mal leurs effets et, poussés par je ne sais quel intérêt, tombent dans "l’emphase".
Qu’en est-il vraiment ? Les exemples que Simon épingle dans ma note de quatre pages ne me convainquent pas. Quand je parle d’une « chute de cette ampleur », j’évoque une régression des deux tiers de la pratique en une génération. Sans doute aurais-je employé un autre vocable si la chute avait été du tiers seulement. Où est le mal ? « L’écrasante domination du français » est une appréciation portée sur le fait que, dans 95% des familles vivant en France, c’est la langue nationale qu’emploient habituellement les parents avec leurs enfants. Je n’ai besoin de la permission de personne pour trouver que c’est beaucoup, et que beaucoup est peu dire. Comparé à celui des autres nations, le modèle d’unification linguistique en vigueur en France est exceptionnel par son intensité. Des chercheurs aussi divers que Cl. Hagège, R. Anthony Lodge, R. Breton l’ont dit avant moi. Faut-il rappeler qu’on peut évoquer une situation de quasi monopole sans que cela implique pour autant dénonciation ou célébration ? Je ferai cependant un aveu : je ne suis pas loin de penser que 95%, c’est trop. « Écrasante domination » suggère - horresco referens - ce jugement de valeur, mais fait surtout allusion à la politique linguistique délibérée qui a marqué l’histoire du pays. Quant à "l’effondrement complet", autre formule jugée emphatique par mon censeur, elle ne fait que commenter le déclin des parlers gallo-romans, qui chutent de… 95% en une génération. Allons ! je concède que « complet » est de trop…
Le portugais est « en voie de régression rapide », je le maintiens. Non pas, comme se l’imagine P. Simon, parce qu’il recule de 55% en une génération (qu’on relise attentivement mon texte), mais parce que ce recul s’ajoute au tarissement du flux migratoire correspondant, ce qui fait que, toutes familles confondues, les parents parlant habituellement portugais à leurs enfants ne représentent plus en France qu’une minorité de 1%. Même régression pour l’espagnol. Comparez ces résultats à la situation des langues hispaniques aux États-Unis. Si importante qu’elle ait pu être il y a vingt ou trente ans, la migration ibérique vers la France ne laissera guère de traces dans le paysage linguistique français. Patrick Simon se fourvoie quand il prétend qu’il suffit d’un peu de malice pour soutenir le contraire.
Question de dosage
Expert dans l’art du dosage, il me reproche une dérive « légèrement idéologique » (sic) quand j’évoque la situation du français au Maghreb. Je ne vois rien de « stupéfiant » à comparer le sort de la langue A dans un pays B avec le sort de la langue B dans le pays A. C’était évidemment une façon de rappeler le rapport de domination qui a existé historiquement entre les deux langues et de souligner combien il serait ridicule de prétendre qu’il serait aujourd’hui inversé du fait des migrations. On m’apprend que la France avait été puissance coloniale au Maghreb et pas dans la péninsule ibérique. Ce détail ne m’avait pas échappé… Simplement, je pensais que tout cela pouvait s’évoquer discrètement d’une phrase. Mal m’en a pris : on m’attribue la thèse que je prenais pour cible ! La prochaine fois, c’est juré, je couperai court à des erreurs aussi grossières en mettant les points sur les i : « contre ceux qui prétendent que…, moi je dis que… ».
Minorités régionales et minorités immigrées : qui décide du même et de l’autre ?
Notre épistémologue se demande qui décide du grand et du petit, du beaucoup et du peu. Il oublie de se demander qui décide du même et de l’autre, du semblable et du différent. Or c’est exactement la même question, celle des critères légitimes de l’évaluation et de la comparaison. Mais là, Simon ne dose plus, il tranche d’office la question des rapports entre langues régionales et langues immigrées : les deux phénomènes n’ont rien à voir, les comparer est une idée « curieuse », « on conçoit facilement que les locuteurs ne sont pas placés dans les mêmes conditions… », « gageons que les rythmes d’acculturation ne s’ajustent pas sur le long terme… », etc.. Ce genre d’a priori me semble aux antipodes de la démarche scientifique. Au lieu de décréter d’entrée de jeu que deux phénomènes sont semblables ou différents, il faut se donner les moyens de les comparer et livrer les éléments qui permettent de vérifier le bien-fondé de la comparaison. C’est ce que j’ai essayé de faire aussi bien pour l’évolution des taux de pratique que pour l’identification des facteurs socioculturels orientant les pratiques (niveau d’instruction, pratique religieuse, endogamie, etc.). Nombre des facteurs qui poussent les familles à maintenir l’usage de la langue d’origine s’avèrent communs aux deux types de minorités, et il apparaît que l’ancienneté du séjour ne peut rendre compte de toutes les variations du comportement linguistique.
De fait, les expériences des deux groupes sont plus proches qu’on ne croit. Un ouvrier alsacien bloqué dans sa carrière par la maîtrise insuffisante du français qui l’empêche de se présenter aux examens professionnels, vit son handicap comme un immigré de l’intérieur, et je rappelle qu’il n’est pas rare de voir des familles alsaciennes ou bretonnes faire une expérience banale en milieu immigré : une déperdition de la langue si rapide qu’il est devenu impossible aux petits-enfants de communiquer directement avec les grands-parents.
Qui ne voit, d’ailleurs, tout ce qui rapproche les langues régionales des langues étrangères ? Breton, flamand, mosellan, alsacien, corse, catalan, basque, créole… n’occupent pas par hasard les marges ou les marches du pays. La plupart de ces langues prolongent celles des pays voisins. Inversement, les minorités étrangères peuvent être des minorités régionales dans leur pays d’origine ou, ce qui est fort proche, des ruraux n’ayant pas accès à la maîtrise de leur langue nationale dans sa forme écrite ou standard. Autant de pénombres sur les frontières de l’espace national et qui mettent à mal son homogénéité.
Soit dit en passant, s’enfermer dans une définition étroitement juridique de l’espace national est pour le moins paradoxal de la part d’une équipe de chercheurs qui a courageusement alerté l’opinion publique sur le fait que le critère juridique de la nationalité comptait moins que l’histoire des flux migratoires.
Simon ignore manifestement que la comparaison entre minorités régionales et minorités immigrées est un thème classique des sociolinguistes parce qu’elle éclaire le phénomène bien connu de la diglossie (usage hiérarchisé de deux langues ou de deux niveaux de langage par les mêmes locuteurs). Comment peut-il décider du semblable et du différent sans même avoir examiné la question ? Si je devais lui appliquer les principes d’analyse dont il use pour les autres, je verrais là quelque intention cachée ou, pour reprendre ses termes, un « engagement » particulier, la « volonté de démontrer quelque chose », un besoin « quasi affectif », voire les « manies » du chercheur… Les choses sont malheureusement plus simples. Par construction, l’équipe de l’INED responsable de l’enquête Immigration ne pouvait pas s’intéresser à la question des langues régionales : elle n’a pas été recrutée pour cela. Cette exclusion d’origine institutionnelle peut se comprendre. Encore faut-il en mesurer les conséquences et ne pas vouloir la convertir en thèse scientifique. Pour l’instant, les minorités régionales sont refoulées comme des immigrés sans papier hors du territoire soigneusement balisé par nos spécialistes. J’invite donc Patrick Simon à enrichir ses méditations épistémologiques d’un nouveau thème : le découpage préalable de l’objet et le point aveugle qui en résulte. Une certaine spécialisation est inévitable ; elle n’autorise pas les chercheurs à imposer leurs propres bornes à ceux qui poursuivent d’autres objectifs.
Source contre source ?
Patrick Simon nous annonce que les prochains résultats de l’enquête dont il s’occupe avec Michèle Tribalat rétabliront la vérité sur les phénomènes dont j’ai si mal causé. Pour ma part, je ne vois aucune concurrence entre nos travaux. J’ai même annoncé dans mon article qu’on attendait « avec intérêt » les résultats de l’enquête Immigration parce qu’elle allait « décrire en détail les situations transitoires de bilinguisme ». Je n’ose espérer que cet esprit d’ouverture soit payé de retour (ce serait trop demander), mais je suis convaincu qu’on peut cumuler les deux sources même si elles ne disent pas la même chose.
Précisons à l’usage du lecteur ce qui différencie le questionnaire Éducation du questionnaire Immigrés sous ce rapport. Contrairement à ce qu’écrit Simon, l’enquête « éducation » n’enregistre aucunement la pratique « exclusive », mais évoque la langue dans laquelle les parents s’adressent « habituellement » aux enfants, ce qui les conduit à reconnaître une priorité. Certains répondants ont évoqué d’eux-mêmes l’usage simultané de deux langues, mais ils restent minoritaires. L’enquête Immigration suit une autre voie : elle met en avant le bilinguisme. Elle prévoit même l’existence simultanée de deux langues maternelles, classées « dans l’ordre d’importance ». Mais - détail qui mérite d’être noté - si l’une de ces langues est le français, il est placé d’office au second rang. S’agissant des langues parlées avec les parents dans l’enfance et des langues actuellement pratiquées avec les enfants, le questionnaire distingue trois modalités principales : le français « seulement », la langue d’origine « seulement » et les deux ensemble, cette catégorie mixte étant elle-même subdivisée en trois groupes, selon que le choix de la langue « dépend de la situation », se fait « indifféremment » ou se partage entre père et mère (cette dernière modalité étant jugée apparemment exclusive des deux autres). Distinctions d’un grand intérêt, qui supposent une bonne capacité d’autoanalyse de la part des intéressés, mais qui ne permettent pas de décrire la hiérarchie des usages - la diglossie mise en évidence par les sociolinguistes.
Bilinguisme égalitaire
Les études qualitatives ont montré qu’il n’y a jamais égalité stricte ou pure indifférence entre les deux langues que doivent parler les groupes dominés. Certains auteurs voient même dans l’idée du bilinguisme égalitaire une vision idéalisée qui sert les intérêts dominants. Sans aller jusque là, il importe de savoir quelle langue domine l’autre lorsque le français s’associe à la langue d’origine. Le questionnaire de l’enquête Immigration ne peut répondre à cette question, parce qu’il se préoccupe avant tout d’opposer usage exclusif et usage combiné.
Hiérarchie des langues d’un côté, bilinguisme de l’autre : deux approches différentes qui ne peuvent donner des résultats comparables, mais qui sont intéressantes l’une et l’autre. Au lieu de les opposer, mieux vaut chercher à les associer dans une nouvelle enquête. J’y travaille depuis plusieurs mois. Ma proposition : demander d’abord aux personnes interrogées de signaler la langue ou les langues d’usage habituel entre parents et enfants, puis d’indiquer aussi celles qu’il leur arrive de parler parfois, les deux questions étant posées séparément pour les deux parents et de façon symétrique pour les générations successives. C’est la solution que j’ai d’ores et déjà retenue pour l’enquête « famille » que l’INSEE doit associer au prochain recensement de la population. Les tests effectués dans trois régions sont concluants. La critique de la mesure reste vaine si elle n’aboutit à multiplier les mesures de façon constructive. C’est ainsi seulement que nous parviendrons à enrichir nos connaissances.
Vigilance redoublée
Cher Patrick Simon, nous pensons l’un et l’autre que le statisticien doit être un chercheur inquiet. Il faut cependant y prendre garde : la thèse bien connue selon laquelle toute production de chiffre dissimule une thèse (norme, intérêt, idéologie, etc.) peut séduire les esprits demi-habiles, mais c’est aussi un poncif dangereux. Quand elle tourne au soupçon idéologique et au procès d’intention, la vigilance épistémologique n’a plus rien de scientifique. Il faut lui appliquer une vigilance du second degré, faute de quoi l’on risque d’oublier qu’il existe malgré tout dans le champ social des institutions suffisamment indépendantes pour que puisse s’y constituer un métier avec ses règles propres et des méthodes capables de soustraire la production de chiffres aux luttes d’intérêts du moment. Sans la conviction que de tels lieux existent et doivent être renforcés, je ne ferais pas le métier que je fais. Ou alors, comment fera-t-on la différence entre un questionnaire de l’INSEE, de l’INED ou d’ailleurs, qui se prépare et se teste une année durant, et, pour prendre un exemple au hasard, une « consultation des jeunes » hâtivement bricolée ?
François Héran
Pénombre, Février 1995