Dans le numéro 4 de Pénombre de juin 1994, nous donnions la parole à Patrick Simon pour « une critique d’un article de François Héran : L’unification linguistique de la France (*) ». Nous invitions naturellement l’auteur critiqué à répondre dans le numéro suivant de septembre. Mais voilà…
Ayant pris soin d’informer l’intéressé avant la parution du numéro de Pénombre, nous espérions faire de la lettre d’information un lieu d’échange sur des aspects assez souvent négligés de la transmission des chiffres, depuis le cercle des "spécialistes producteurs" jusqu’à un public non averti des précautions méthodologiques liées à l’exercice.
S’agissait-il pour nous vraiment d’une critique ? Notre titre « Plus que moins ou moins que plus » indiquait les termes de l’échange. Ce que Patrick Simon visait dans son introduction en se demandant : « qu’est-ce qui décide qu’une pratique est fréquente ou qu’elle est rare ? Quand peut-on décider que c’est beaucoup, à partir de combien peut-on dire que c’est peu ? ». La réponse aussitôt avancée était : « en dernier ressort, la véritable évaluation, celle du sens, se construit fondamentalement à partir d’une compréhension subjective des phénomènes ». Voilà ce qui nous semblait mériter quelque discussion.
Ne reculant devant rien, la rédaction illustrait ces propos de dessins dont le ressort est de « piéger » dans sa subjectivité celui qui regarde rapidement en se fiant aux mécanismes psychologiques de la vision. Mécanismes suffisamment « subjectifs » pour que l’un (l’une ?) ne voit qu’un saxophoniste là où l’autre voit un visage de jeune femme. Grâce encore à un procédé concernant la perspective, l’auteur de ces dessins nous induit inéluctablement à penser qu’un personnage en poursuivant un autre dans la pénombre d’un souterrain, est beaucoup plus grand que sa proie. Il n’en est rien, du moins si l’on utilise pour la comparaison un double décimètre. Mais justement, la question est là : est-ce le double décimètre qui fixe l’échelle du plus ou moins, ou bien l’appréciation de celui qui mesure ? La question était mise en image humoristique par M. Lorcy qui, sans pitié, fixait les traits du démographe dans un personnage naïf ou inconscient des jugements de valeur attachés à sa règle graduée.
Alternative embarrassante comme l’illustrait encore Ionesco, dans ce passage de "La leçon" où, avant de faire entrer l’élève dans une épouvantable arithmétique de serial killer, le professeur tente par tous les moyens d’étouffer les protestations du sens commun devant l’arbitraire de la simple relation d’ordre des nombres entiers naturels (« Ah, je comprends, Monsieur, vous identifiez la qualité et la quantité »). Remarquez combien ce professeur est finalement incertain (« il se peut qu’il y ait plus d’unités dans les petits nombres que dans les grands… ») et quelles sont les impasses de sa prétention à rapporter l’évaluation de la grandeur à une simple question de numération (« Excusez moi Monsieur… qu’entendez-vous par le nombre le plus grand ? Est-ce celui qui est le moins petit que l’autre ? C’est ça, Mademoiselle, vous m’avez très bien compris. »). Certes, mais qu’avons nous d’autre pour prendre la mesure des choses ?
Facéties postales
Voilà tout ce que nous annoncions, pour un « numéro de septembre », finalement paru à la mi-novembre sans la moindre allusion à ce débat. Que s’était-il passé ? Le dialogue s’était-il achevé comme dans La Leçon ? Ce serait oublier les ressorts scéniques qui entretiennent notre théâtre d’ombre. Le facteur, personnage invisible mais toujours très actif (c’est de là que vient l’expression de facteurs cachés du modèle de régression) s’en est mêlé. Pour une farce qui n’est pas du goût du président de Pénombre.
Car François Héran a été prompt dans sa réponse. Avant la fin du mois de juillet, celle-ci parvenait, libellée au nom du président, à l’adresse postale de l’association (souvenez-vous, c’est celle à laquelle vous faites parvenir régulièrement votre cotisation, signe que pour vous, si toute statistique résulte d’une convention, ça n’empêche pas d’essayer d’y voir clair). Ce jour là, le postier s’est tout simplement pris pour le professeur d’Ionesco et a retourné la lettre à l’envoyeur avec la mention « décédé en 1992 ». François Héran a dès lors pu commencer à croire que l’esprit de Pénombre tirait vers le mauvais goût.
Nous lui sommes reconnaissant de n’avoir pas perdu patience et d’avoir trouvé une nouvelle voie plus réaliste pour nous faire parvenir cette lettre et son enveloppe originale. Et c’est donc avec retard que la réponse est versée au débat. Un débat légèrement difficile à suivre pour notre lecteur affamé qui va devoir, lui qui ne se paye ni de mots ni de chiffres suspects, reconstituer un « dossier » éparpillé entre Pénombre et Population et Sociétés (pour qui nous ne manquons pas ainsi de faire de la publicité non concurrentielle).
L’ombre d’un débat
Mais aurions-nous présumé de nos capacités à instaurer le débat ? Comme on le comprend en lisant François Héran, il n’y aurait pas de désaccord sur le point qui nous intéresse puisqu’il revendique à bon droit qu’il n’a « besoin de personne pour trouver que c’est beaucoup, et que beaucoup est peu dire ». Mais alors que notre propos était de réfléchir aux conséquences de cette position (les évaluer ?) sur la réception des chiffres, leur circulation dans les médias, il s’avère qu’une discussion entre spécialistes de l’intégration et de l’immigration est en voie de développement. Un débat dont Pénombre n’entend pas rester absent.
Pour autant, notre dessein n’est pas de nous substituer aux lieux usuels de ces confrontations scientifiques. Nous avions bien conscience de la portée des propos de Patrick Simon que nous présentions comme une confrontation ou une critique. Nous accueillons avec plaisir la réponse de François Héran à qui nous devons des excuses si la farce du facteur a pu renforcer son sentiment que nous utilisions les arguments du débat sur le « plus que moins ou moins que plus » pour prendre parti dans celui de « l’unification linguistique ». Réponse qui confirme que nous avons pris, en mettant les bouchées doubles, le risque de ne pouvoir, sans tout obscurcir, mener de front deux débats que nous tenterons de prolonger autrement. Sans duel ni facteur caché.
Bruno Aubusson de Cavarlay
(*) in Population et Société, décembre 1993, n°285
Pénombre, Février 1995