Les statistiques qu’on nous présente recèlent parfois de curieuses propriétés. Ce que nous prenons pour une mesure aussi claire et simple que la longueur d’une table dépend en fait de termes de référence qu’on ne soupçonne pas toujours. C’est un peu comme la perspective d’un bâtiment ou d’un paysage, qui se déforme lorsqu’on change de point de vue : ce qui semblait à droite peut apparaître à gauche.
Le citoyen moderne étant baigné de chiffres, il est heureux que l’enseignement de nos lycées comporte désormais une initiation à la statistique. Ce qui suit ne s’y trouve cependant pas : et, ce n’est pas un reproche, mais juste l’espoir qu’on ira plus loin. Il s’agit de ce que les praticiens de la statistique appellent “ effet de structure ”. C’est pour eux une chose familière, quasi-banale. Pourtant, c’est peu indiqué dans les manuels, même ceux destinés à former les spécialistes ; mais une fois dans le métier, ils s’y initient bien vite.
Un exemple en est donné dans l’étude sur les morts violentes, parue dans Population et Sociétés en novembre 2003, sous la signature de J.-C. Chesnais. Il serait intéressant du reste, d’en commenter les résultats pour l’éclairage qu’ils donnent d’un phénomène tant sociologique que politique ; mais je m’en tiens ici au seul aspect technique. Pour l’illustrer, j’extrais deux données relatives à deux pays. Le taux de mortalité violente ressort, pour 100 000 habitants, à 105 en Colombie et à 75 en France. La proportion des décès violents parmi l’ensemble des décès est respectivement de 24 % pour la Colombie et de 8 % pour la France. Certes, 105 est plus élevé que 75 ; mais d’à peine plus d’un tiers. Tandis qu’à regarder la part des morts violentes dans l’ensemble, la Colombie se situe au triple de la France. L’écart paraît donc considérablement plus grand avec le second indicateur qu’avec le premier.
L’explication n’est pas très compliquée. La population colombienne est dans l’ensemble beaucoup plus jeune que la population française, parce qu’elle a connu longtemps une fécondité élevée. Il s’y produit donc relativement peu de décès de personnes âgées, contrairement à ce qui se passe chez nous : les morts violentes pèsent donc proportionnellement davantage dans l’ensemble.
Il y a plusieurs années, dans un cours de statistique, je montrais aux étudiants une comparaison entre les taux de mortalité de la Colombie et de la France, justement. L’analyse était faite en fonction de l’âge. À chaque âge, le taux de mortalité colombien était supérieur au taux français. Pourtant, le taux d’ensemble, tous âges confondus, était, en Colombie, nettement inférieur à celui de la France. C’était donc encore plus saisissant que l’exemple que je prends ici, puisque la comparaison entre les deux pays s’inversait, suivant que l’on considérait l’ensemble ou le détail par âges. Mais, l’explication était la même : les forts taux de mortalité aux âges élevés pesaient peu dans la moyenne nationale colombienne et bien plus dans la moyenne française, la part de la population âgée étant plus forte en France qu’en Colombie. Et cela suffisait pour “ tirer ” la moyenne française au-dessus de la moyenne colombienne, bien que la Colombie soit au-dessus de la France quel que soit l’âge.
Une fois qu’on a compris le pourquoi de ces écarts – qui à l’occasion sembleraient paradoxaux – cela pose néanmoins un problème. Selon l’indicateur que l’on prend pour une comparaison, l’impression que l’on en retire peut changer sensiblement. Reprenons la même étude : la Russie présente un taux de morts violentes de 221 pour 100 000 habitants. Soit plus du double de la Colombie. Mais, ces morts violentes ne font que 18 % du total des décès : sensiblement moins que le 24 % colombien. De la Russie et de la Colombie, quel est le pays le plus affecté par les morts violentes ?
René Padieu
Pénombre, Mars 2004