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Projections en sièges éjectables

Benoît Riandey rend compte ici d’un séminaire organisé, en décembre 1997, par l’Institut national d’études démographiques (Ined) et l’Association pour la statistique et ses utilisations (ASU) sur le thème « prévision et compréhension des votes : les élections législatives françaises en 1997 ». Certains trouveront peut-être les considérations qui suivent un peu techniques. Accrochez-vous à votre fauteuil et surtout allez jusqu’au bout car tout cela est passionnant et important pour exercer notre citoyenneté en connaissance de cause.
 

Le 25 mai 1997, la surprise fut grande à l’issue du premier tour des élections. Les pronostics convergents fondés sur les sondages ont été infirmés, suscitant un nouveau débat sur la fiabilité des estimations.

Dès juin dernier, Le Sondoscope récapitulait les sondages de quatre semaines de campagne : une avance de la droite en sièges toujours positive pour 24 projections, mais bien peu corrélée au score de la droite au même sondage. La presse écrite avait souligné cette incohérence entre sondages (N. Gauthier, Libération, le 5 mai 1997), tout en présentant parfois des résultats plus nuancés que la seule estimation des points moyens. Ainsi, l’Express du 1er mai indiquait des seuils de basculement de majorité très accessibles, compte tenu des incertitudes d’échantillonnage des sondages et de la proportion d’électeurs indécis.

En définitive, « des projections en sièges très aléatoires » (Libération, 5 mai 1997) et un biais commun aux instituts pendant ces quatre semaines de campagne justifiaient le débat du 2 décembre sur les méthodes de projection en sièges, au séminaire ASU-INED.

 
Méthode de simulation des sièges

En présentant le modèle SOFRES de Jean Chiche et Jérôme Jaffré, ce dernier a insisté sur toutes les tâches de politologues n’intégrant pas de données d’enquêtes, qui font de ces projections davantage un exercice de science politique que de statistique de sondage.

En premier lieu, pour chaque circonscription, on prend connaissance du vote antérieur à une élection comparable. Il faut tenir compte des modifications des circonscriptions ou du mode de scrutin (comme la proportionnelle en 1986).

On corrige ce fichier de référence en affectant des primes aux sortants à la suite de leur première élection (environ 3%) et des déprimes aux battus, et on intègre les nouvelles forces absentes de l’élection de référence. On procède alors à la mesure des intentions de vote, grâce aux sondages et, par un calcul d’écart ou d’indice, on actualise le rapport de forces dans chaque circonscription (remontée du PS de 19% à 28% depuis 1993).

On introduit ensuite les matrices de report des voix au second tour. Les duels PS-droite modérée constituent 70% des configurations, et les triangulaires PS-droite modérée-FN, 12%. Ces transferts peuvent être simulés par une enquête nationale. Par contre, d’autres situations sans signification nationale ne peuvent être évaluées que sur la base de la sociologie électorale et du climat politique.

Le modèle ainsi mis en place, on détermine d’abord les élus du premier tour. La règle des 12,5% des inscrits sélectionne alors les candidats admis au second tour. Les accords politiques et les résultats du sondage déterminent la matrice des transferts appliquée à chaque siège. Le programme attribue chaque siège à un candidat et totalise les sièges de chaque formation. Il repère enfin les sièges sensibles, ceux attribués avec moins de 51% d’intentions de vote. Leur nombre permet d’établir une fourchette d’incertitude du pronostic.

 
Résultat des simulations selon le modèle SOFRES

Le modèle de la SOFRES a permis de quantifier l’impact des différents transferts de voix en cours de campagne. Juste avant la dissolution, la SOFRES estimait l’avance de la droite en métropole à 95 sièges (325 pour la droite contre 230 pour la gauche). Au vu du premier tour, la droite modérée a perdu 3% des intentions de vote, et de ce seul fait, elle aurait perdu 37 sièges, gagnés par la gauche (288-267).

Mais l’impact du même transfert de voix peut être évalué en tenant compte de la nouvelle matrice de reports, estimée juste avant le second tour : un report amélioré des Verts vers le PS, et détérioré du Front National vers la droite modérée. À elle seule, cette structure plus favorable à la gauche aurait réduit l’écart initial de 22 sièges (314-241), puis, dans cette structure de reports, les 3% de transferts de voix auraient fait perdre 50 sièges à la droite au profit de la gauche, alors victorieuse (264-291).

Le modèle permet d’étudier la sensibilité du vote à certains facteurs. Ainsi, à la veille du premier tour (Le Monde, 18 mai), le modèle de la SOFRES évaluait - parmi d’autres hypothèses - qu’une abstention de 30% avec un Front National à 15% permettrait 114 maintiens du Front National au second tour et induirait la perte de 35 sièges pour la droite : un résultat très serré.

Jérôme Jaffré a interrogé son modèle sur les conditions permettant encore une victoire de la droite modérée à la suite du premier tour : une meilleure mobilisation de la droite modérée, un meilleur report des voix du FN et des écologistes vers elle. Le modèle évalue à 7, 15 et 16 sièges les gains respectifs pour la droite qui ressortiraient de chacun de ces facteurs préalablement quantifiés. La conjonction de ces trois facteurs se serait avérée nécessaire pour assurer la victoire de la droite modérée.

 
Débat

Le modèle dégage donc un grand nombre de facteurs affectant le résultat du vote. C’est cette multiplicité qui induit l’apparente incohérence des simulations, soulignée par Le Sondoscope : le niveau des suffrages de la droite ne suffit pas à faire l’élection. Leur comparaison appelle une analyse beaucoup plus complète.

L’impact des primes ou déprimes aux sortants relève d’une appréciation politologique difficile à individualiser et à quantifier. Jérôme Jaffré illustre cette question par deux exemples : plusieurs instituts ont fait de grosses erreurs dans l’estimation du vote communiste. Le regain du vote socialiste depuis 1993 aurait dû faire basculer les députés communistes nouvellement élus. Seule, la prime aux sortants explique leur maintien devant le candidat socialiste en 1997. Au contraire, cette prime a peu joué au profit des nouveaux élus RPR-UDF et a donc conduit à une surestimation du nombre d’élus de droite.

Pendant la campagne, les simulations se heurtent de plus à la faible détermination des votes. La proportion d’électeurs sûrs d’aller voter a même décru (de 75 à 71% selon les sondages BVA). Selon IPSOS, la proportion d’électeurs estimant pouvoir changer d’avis était de 40% la dernière semaine. S’ajoutent les indécis. Ainsi du fait des filtres successifs, les intentions de vote demandées à 1000 enquêtés reposent en fait sur 500 à 600 d’entre eux, estime Marie-Thérèse Antoine-Paille. Les indicateurs de mobilisation, de sûreté du vote mis en place par BVA ont heureusement permis de définir des fourchettes très illustratives de la fragilité de l’estimation.

L’interdiction de publication pendant la dernière semaine accroît la discordance entre prévisions et vote. Selon les informations communiquées en octobre au colloque de Communication publique, cette interdiction - aujourd’hui intenable - pourrait être abolie (Cf Le Sondoscope, déc. 1997). L’indétermination de fond n’en sera pas pour autant levée. Mais surtout, la sensibilité des simulations de sièges tient au scrutin à deux tours, cette machine à fabriquer de la majorité.

Toutefois, les écarts entre les sondages et le vote vont dans le même sens pour tous les instituts. Au-delà de la variance, il y a donc de véritables biais. Ce problème sérieux n’a pas de réponse scientifique : la sous-estimation du vote Front National doit être corrigée par un redressement, mais ce redressement se heurte à la mauvaise reconstitution de vote passé. De même, le manque de fermeté des écologistes dans leur choix est un difficulté difficilement réductible. Ainsi, avec Eric Dupin, certains chercheurs estiment qu’il n’était pas possible de faire des estimations en sièges rigoureuses.

Les sondages et estimations pré-électoraux sont donc bien fragiles en comparaison des estimations produites par les instituts de sondage au cours du dépouillement des votes. Mais, les instituts ont incontestablement fait un effort de pédagogie. Cependant, en une page, on ne fait pas le tour de cette mécanique et les médias audiovisuels présentent généralement directement la simulation de l’hémicycle - le « camembert » des sièges - construite à partir des seuls points moyens. La pression médiatique est forte en faveur des prévisions en sièges. La pression politique également, en raison de la préparation du second tour. Les spécialistes sont-ils en situation de résister à de telles pressions ?

Les électeurs bénéficient cependant de plusieurs garanties. La Commission des sondages vérifie le sérieux du travail de sondage et la continuité des méthodes de redressement et de projections. La concurrence multiplie les publications : les fluctuations d’échantillonnage en sont « globalement » réduites et les estimations imprudentes, soulignées. Enfin le débat technique éclaire sur la fragilité des méthodes. Le « dépôt légal des sondages », suggéré par Jérôme Jaffré, permettrait une avancée déontologique majeure, l’auto-contrôle de la profession.

Ainsi, l’issue réelle du scrutin était statistiquement vraisemblable, sans jamais apparaître comme probable. Devant la multiplicité des hypothèses, la détermination du probable relève certainement davantage du jugement du politologue que de la technique du statisticien d’enquête.

Benoît Riandey, statisticien INED

 
 

Pour en savoir plus…

Antoine (J.), Antoine-Paille (M-Th), Jadot (A), « Chronique des sondages pré-électoraux français et britannique », Le Sondoscope, n° 131, juin 1997, (disponible au CESEM, 27 rue Taibout, Paris 9e).

Antoine (J), Riandey (B), « Les sondages d’intention de vote. L’expérience britannique de 1992 ». Journal de la Société Statistique de Paris, n°4, 1996.

Association Communication Publique, « La publication des sondages électoraux : quelles règles pour plus de sérénité ? », Colloque du jeudi 23 octobre 1997 à l’Assemblée Nationale. Compte rendu dans Le Sondoscope, n°136, 1997.

Bon (F), « Les sondages peuvent-ils se tromper ? », Calman-Lévy, collection Questions d’actualité, Paris, 1974.

Boy (D), Mayer (N) éd., L’électeur a ses raisons, Presses de Sciences Po, collection Références, 1997.

Dussaix (A-M), Grosbras (J-M), « Les sondages : principes et méthode », PUF, Paris, 1993.

Héran (F), « Les intermittences du vote : un bilan de la participation électorale de 1995 à 1997 », INSEE première, n° 546, 1997.

Meynaud (H), Duclos (D), « Les sondages d’opinion », La Découverte, collection Repères, 3e édition, 1996.

Perrineau (P), Ysmal (C) éd., Le vote surprise, Presses de Sciences Po, collection Chroniques électorales (A paraître).

Riandey (B), « Prévision et compréhension des votes : les élections législatives de 1997 », Compte rendu du séminaire ASU-INED du 2 décembre 1997.

 
Pénombre, Juin 1998