« Vente : Appt 50 m2 (carrez), 200 000 euros, belle hauteur sous plafond », Guy Hoquet, 2006
La dernière livraison de l’étude ObEpi financée par le laboratoire Roche vient de paraître, nous alertant une fois de plus par médias interposés sur le préoccupant grossissement des Français. Une bonne occasion pour rappeler les conditions de la naissance de l’indice de masse corporelle (IMC), sur lequel sont fondées toutes les études épidémiologiques en matière d’obésité.
L’IMC est le fruit des travaux d’Adolphe Jacques Quételet (1796-1874), grand collectionneur d’étoiles et de gens, qu’il mesure, trie, et range soigneusement sous une épaisse couverture en poils de dromadaire. Il a tout mesuré, chez l’Homme, ses enfants, sa femme, son poids et sa taille, pour décrire d’abord le Belge moyen, nécessaire à une description fine de la population de Bruxelles (4 373 tonnes en 1835). Ensuite, une vague de critiques lui a opposé que son homme moyen, doté des bras de longueur moyenne, de la tête moyenne, et des jambes moyennes ne tiendrait pas debout. Pour montrer le contraire, il finit par avancer que les proportions (d’origine divine) sont fixes et que, par exemple, le poids des hommes varie comme le carré de leur taille…
Le poids de l’homme se calculerait comme celui du papier : il existe le même rapport de poids entre un homme de 2 mètres et un homme d’un mètre qu’entre une feuille de papier au format A2 et une du format A4 !
Oui mais voilà, Quételet fournit des statistiques pour le moins suspectes pour obtenir ce résultat1. Sa démonstration consiste à rapprocher les rapports poids-taille des 12 individus les plus petits de celui des 12 plus grands qu’il a mesurés, et il montre que P/T2 des grands = p/t2… des petits, soit si on pose vraiment l’opération avec les chiffres proposés (ce que Quételet ne fait pas) : 22,7 = 24,3… Ses grands sont minces et ses petits sont forts, ce qui correspond assez bien à un présupposé de Quételet qui explique : « proportion gardée, l’ampleur prédomine particulièrement chez les individus de petite taille » (la règle de Laurel et Hardy). Je me souviens qu’à l’armée, les grands avaient toujours faim, et se mettaient en binôme avec des petits pour finir leur écuelle. Or, Quételet a notamment travaillé avec des conscrits belges…
Parfois aussi appelé indice de Quételet, et malgré d’intenses débats scientifiques américains, l’IMC a rencontré un succès indéniable parmi les chercheurs.
Il serait cependant injuste d’oublier le premier indice du rapport poids-taille, qui a été introduit par Georges Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), d’ailleurs rapidement cité par Quételet qui se gaussera2 de ce qu’il « n’avait point fait d’expériences directes et se bornait à énoncer un résultat de la théorie… » 3. Dans le volume de sa célèbre histoire naturelle consacré à l’homme, Buffon s’attache à décrire l’ensemble des caractéristiques de l’homme, sa conception, sa croissance, ses caractéristiques morales et physiques. À chaque pas, il enrichit ainsi son classement, des peuples les plus beaux aux plus laids, des plus policés aux plus sauvages, des hommes les plus grands aux plus petits. Il conclut son traité par un chapitre remarquable intitulé « des hommes d’une grosseur extraordinaire » 4 dans lequel il affirme, je cite : « le poids d’un homme de cinq pieds six pouces (1,79 m) doit être de cent soixante (78 kg) à cent quatre-vingt (88 kg) livres ; il est déjà gros s’il pèse deux cents livres (98 kg), et beaucoup trop épais s’il pèse deux cent cinquante et au-dessus ; le poids d’un homme de six pieds (1,95 m) de hauteur doit être de deux cent vingt livres (devinez !) ; il sera déjà gros, relativement à sa taille, s’il pèse deux cent soixante et énorme à trois cents et au-dessus. Et si l’on suit cette même proportion, un homme de six pieds et demi de hauteur peut peser deux cent quatre-vingt-dix livres sans paroître trop gros, et un géant de sept pieds de grandeur doit, pour être bien proportionné, peser au moins trois cent cinquante livres ; un géant de sept pieds et demi plus de quatre cent cinquante livres ; et enfin un géant de huit pieds (2,60 m) doit peser cinq cent vingt ou cinq cent quarante livres, si la grosseur de son corps et de ses membres est dans les mêmes proportions que celles d’un homme bien fait. » Notons qu’il n’y a aucun chiffre en caractère arabe, et que Buffon ne nous dit pas quel tableur il utilise, mais une fois posés ses résultats, on comprend qu’il utilise une formule purement théorique que les amateurs de trains électriques et quelques tribus jivaros connaissent bien : le rapport géométrique qui dit qu’une locomotive de X kilos reproduite à l’échelle 1/50e aura une masse égale à X/503. Autrement dit, un homme d’un mètre trente n’est rien d’autre qu’un homme de deux mètres soixante à l’échelle 1/2. On apprend également que pour être « bien proportionné », l’homme doit avoir un indice de Buffon (poids/taille au cube, pour ceux qui ne suivent pas5&6...) d’environ 15, il est gros à 17, et énorme à 20.
À vrai dire, si Buffon est le premier scientifique du XVIIIe à endosser la paternité de ce raisonnement, il convient de signaler qu’un prêtre écrivain, anglais et misanthrope nommé Jonathan Swift l’utilisait déjà en 1727. Placé en liberté conditionnelle, son Gulliver avait dû accepter de signer un contrat stipulant notamment7 : « ledit Homme-montagne recevra chaque jour une ration de nourriture et de boisson suffisante pour l’entretien de 1 728 de nos sujets… » ! Les mathématiciens du royaume de Lilliput ont en effet estimé que douze fois plus grand qu’un sujet moyen, Gulliver devrait consommer l’équivalent de 123 rations individuelles. Cette extension du rapport géométrique à la consommation est d’ailleurs fausse. On sait depuis, grâce aux avancées de l’allométrie8, que dans l’hypothèse où la puissance 3 du rapport poids taille serait valide, il aurait suffi de (123)3/4 soit 268 rations lilliputiennes pour nourrir Gulliver.
Entre nos deux auteurs, il est intéressant de constater une évolution dans les approches. Buffon parle de tous les hommes, les très grands, les tout petits, jusqu’aux géants que pouvaient laisser imaginer les explorateurs de cette époque. À l’inverse, Quételet nous décrit l’homme moyen, synthèse idéale de tous les autres, comme si tout individu situé à droite et à gauche du sommet de sa courbe en cloche n’était qu’une copie un peu imprécise de ce que le créateur avait souhaité.
Ces deux approches éclairent de façon très surprenante la vision de l’humanité que nous présente aujourd’hui le laboratoire Roche dans son étude. L’homme (français ici) est présenté avec les outils mêmes qu’a développés Quételet mais le Français moyen est loin d’être idéal ou parfait : il est trop gros ! et c’est le véritable scoop de cette étude : l’homme moyen de 2009 est en surpoids pour la première fois depuis la naissance d’ObEpi en 1997, avec un IMC de 25,3 kilo par mètre carré !
Fabrice Leturcq
1 A. Quételet, Essai sur l’Homme et ses facultés ou essai de physique sociale, Bachelier, Paris, 1835, tome 2, p.54.
2 Rappelons qu’un statisticien ne se tord pas de rire, mais se courbe de gauss.
3 A. Quételet, Du système social et des Lois qui le régissent, Guillaumin et Cie, Paris, 1848, p.43.
4 Buffon (Comte de), Histoire naturelle de l’Homme, édition P. Bernard, 1804, p.360.
5 « Buffon c’est Quételet plus l’OMS moins la loi normale » aurait déclaré Louis XV s’il avait su…
6 L’indice de Buffon est parfois appelé indice de Khosla-Lowe par des bachibouzouks incultes.
7 J. Swift, Voyages de Gulliver, Garnier Frères, Paris, 1960, p.36.
8 Bon, allez, je précise : en biologie, l’allométrie exprime la corrélation entre la taille d’un organisme et certains de ses paramètres biologiques, dixit Wikipédia !