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Editorial

Avril 2010

La science éclaire à defaut d’éclaircir

André Velter, Le Haut-Pays

"LA STATISTIQUE, la comptabilité reflètent nos aspirations, la valeur que nous accordons aux choses. Elles sont indissociables d’une vision du monde, de l’économie, de la société, d’une idée de l’homme, de son rapport aux autres. Les prendre comme des données objectives, extérieures à nous-mêmes, incontestables et indiscutables, c’est sans doute rassurant, confortable, mais c’est dangereux. C’est dangereux parce que l’on en vient à ne plus se poser de questions ni sur la finalité de ce que l’on fait, ni sur ce que l’on mesure réellement, ni sur les leçons qu’il faut en tirer.

"C’est comme cela que l’on se met à croire que l’on sait alors que l’on ne sait pas. C’est comme cela que l’on fabrique une pensée unique qui n’admet plus aucune forme de recul, aucune forme de doute. C’est comme cela que l’on se met à avancer en aveugle tout étant persuadé de savoir où l’on va. C’est comme cela que l’on creuse un fossé d’incompréhension entre l’expert convaincu de son savoir et le citoyen dont l’expérience de la vie est en décalage complet avec ce que racontent les chiffres.

Fossé très dangereux parce que le citoyen finit par penser qu’on le trompe. Rien n’est plus destructeur pour la démocratie. Comment ne pas voir que nous avons un problème ? Dans le monde entier, les citoyens pensent qu’on leur ment, que les chiffres sont faux, qu’ils sont manipulés… Et ils ont quelques raisons d’être dans cet état d’esprit.

"Pendant des années on a dit à des gens dont la vie devenait de plus en plus difficile que leur niveau de vie augmentait. Comment ne se sentiraient-ils pas trompés ? Pendant des années on a proclamé que la Finance était un formidable créateur de richesse pour découvrir un jour qu’elle avait accumulé tellement de risques que le monde a failli plonger dans le chaos. Comment ne pas comprendre que celui qui a perdu sa maison, son emploi, ses droits à retraite ne se sente pas trompé ? Pendant des années les statistiques ont affiché une croissance économique de plus en plus forte comme une victoire sur la pénurie, jusqu’à ce qu’il apparaisse que cette croissance, en mettant en péril l’avenir de la planète, détruisait davantage qu’elle ne créait. Comment tous ceux auxquels on demande maintenant de faire des efforts et des sacrifices pour changer leur mode de vie avant qu’il ne soit trop tard, ne se sentiraient-ils pas trompés ?

"Non que l’on ait voulu les tromper délibérément, car ni le statisticien qui défend la pertinence de son PIB ou de son indice des prix, ni le comptable, persuadé que sa « fair value » est la meilleure mesure possible de la valeur d’un actif, ne sont des menteurs. Le problème vient de ce que le monde, la société, l’économie ont changé et que la mesure n’a pas assez changé. Le problème vient de ce que l’on a fini, sans toujours s’en rendre compte, par faire dire à la statistique et la comptabilité ce qu’elles ne disaient pas, ce qu’elles ne pouvaient pas dire. Le problème vient de ce que l’on a fini par prendre la représentation de la richesse pour la richesse elle-même, la représentation de la réalité pour la réalité elle-même. Mais la réalité finit toujours par se venger.

"On peut pendant longtemps ne pas payer le vrai prix de la rareté ou le vrai prix du risque tout en ayant la conviction du contraire, mais un jour il faut quand même les payer et ce jour-là, la facture est beaucoup plus lourde parce que les comportements fondés sur un calcul économique erroné auront accru la rareté et le risque.

"C’est bien la situation dans laquelle nous nous trouvons.

"Nous avons construit une religion du chiffre. Nous nous y sommes enfermés. Nous commençons à apercevoir l’énormité des conséquences de cet enfermement."

Nicolas Sarkozy

Extrait d’un discours prononcé lors de la conférence internationale de présentation des conclusions du rapport de la Commission de mesure de la performance économique et du progrès social. Paris, Grand amphithéâtre de la Sorbonne, 14 septembre 2009.

Pénombre n’osait espérer un tel soutien de M. le Président de la République française. Ce n’est donc pas en vain que nous aurons appelé à un débat sur l’usage public du nombre. En écrivant par exemple :

« Absurdité du chiffre unique. Nécessité des comparaisons dans le temps, dans l’espace, entre les populations. Richesse des mises en perspective. Mystification du chiffre « neutre », du chiffre garant d’objectivité. Derrière chaque chiffre il y a une intention. Ne vaudrait-il pas mieux l’afficher clairement ?

« Des chiffres, des rapports, des variations, des mises en perspective… Histoire de donner un peu de sens… Et d’apprendre un peu en se levant. Ça nous changerait de l’Ali Baba et ses CAC 40 voleurs. On se sentirait un peu moins nikkei. »

José Rose, Association Pénombre, Chiffres en folie, La Découverte, 1999, page 133

« Dans le champ des politiques publiques, le chiffre est un signifiant majeur qui permet d’objectiver le réel. Légitime quand il s’agit de dénombrer des objets quantifiables, son utilisation pose problème face aux objets complexes de la vie sociale. Dans ce cas, l’affichage d’objectifs chiffrés serait réduit à un simple instrument de communication. Lors des étapes de sa construction, de son utilisation dans les évaluations, une éthique du chiffre reste à inventer. »

Philippe Lecorps, Pénombre, Lettre blanche 41, 2005

« Or, dans la société libérale où l’argent compte plus que les gens, où l’on inverse allègrement les valeurs, il est tentant de retourner aussi les mots et de fixer à la statistique l’objectif de faire du chiffre avec les nombres. Expression marchande et troublante à la fois car, en l’occurrence, on peut craindre que l’inversion de l’ordre ne traduise une pensée en désordre. On préfèrera donc une autre formule plus conforme au bon sens, mais surtout à l’esprit du service public. La vocation de la statistique ne serait-elle pas, fondamentalement, de mettre les chiffres au service du plus grand nombre ? »

Bernard Aubry, Pénombre, Lettre blanche 40, 2005.

« Ce qu’on peut peut-être reprocher à cet indice c’est de n’intégrer que des moyennes. Or, il y a sûrement davantage de citoyens heureux dans un pays riche où tout le monde a un niveau de vie proche de la moyenne que dans un pays où la moyenne est la même, mais où la moitié de la population est très riche et l’autre moitié très pauvre. L’opulence des uns ne compense pas la misère des autres. »

Jean Célestin, Pénombre, Lettre blanche 34, 2003

« Les statistiques qu’on nous présente recèlent parfois de curieuses propriétés. Ce que nous prenons pour une mesure aussi claire et simple que la longueur d’une table dépend en fait de termes de référence qu’on ne soupçonne pas toujours. C’est un peu comme la perspective d’un bâtiment ou d’un paysage, qui se déforme lorsqu’on change de point de vue : ce qui semblait à droite peut apparaître à gauche. »

René Padieu, Pénombre, Lettre Blanche 36, 2004 …

Cherchez l’erreur ! (solution ici)

 Version imprimée de la Lettre blanche 52