Lorraine Data, Le grand truquage : Comment le Gouvernement manipule les statistiques, La Découverte, 2009, 180 pages, 13 €.
Comme toute politique aujourd’hui se traduit par des chiffres – et même par « le » chiffre –, ceux qui nous gouvernent ont tendance à manipuler ceux-ci quand la réalité dément leurs prévisions, ce qui se traduit entre autres choses par des pressions sur les statisticiens publics. Ce livre est le fait de certains d’entre eux, las de ces manœuvres. Cette manipulation n’est pas une falsification : la méthode est plus subtile. Selon les auteurs, elle consiste principalement à choisir les chiffres qui arrangent, mais qui ne sont pas pertinents, ou à changer la définition de l’indice habituel, voire à changer d’indice, ceci pour empêcher toute comparaison valable. Les domaines touchés sont aussi vastes que ceux de l’action gouvernementale. Le livre traite de sept d’entre eux : le pouvoir d’achat, l’emploi et le chômage, les heures supplémentaires, la pauvreté, l’éducation, l’immigration, la délinquance. Voici quelques arguments avancés.
Parmi les chiffres qui arrangent, ceux du pouvoir d’achat. Celui-ci résulte des prix et des revenus. Or le Gouvernement ne communique que sur les prix, lesquels augmentent mais de peu, alors que le pouvoir d’achat, lui, stagne. De plus, en n’utilisant que des moyennes, il masque les inégalités. Or les revenus des plus aisés ont augmenté, ceux des plus pauvres ont diminué. Et que signifie un indice des prix qui, du fait que les ménages locataires sont minoritaires, ne prend en compte les loyers que pour 6%, alors que cette part est de 20% pour les ménages confrontés à cette dépense ? Autre exemple, celui de la délinquance. Plutôt que de se focaliser sur les enquêtes de victimation, qui seules peuvent rendre compte de l’évolution de ce phénomène, le Gouvernement préfère les chiffres de la police, lesquels résultent de l’activité de cette administration, elle-même encadrée par des consignes gouvernementales.
Changement de définition de l’indice : plutôt que de s’en tenir aux enquêtes Emploi pour mesurer l’évolution du chômage, le Gouvernement préfère les chiffres de l’ANPE (Pôle emploi), qu’il manipule en expulsant un certain nombre de personnes de la catégorie des chômeurs retenue par l’indice. Changement d’indice : pour mesurer l’évolution de la pauvreté, on laisse tomber l’indice classique, relativement universel, de la proportion de personnes ayant moins de 60 % du revenu médian pour un « taux de pauvreté ancré dans le temps », très incompréhensible mais qui présente l’avantage d’être en phase de baisse.
D’après le sous-titre du livre, la manipulation des chiffres est le fait du Gouvernement et de ses différents ministères. Cela étant, l’article sur le pouvoir d’achat épingle aussi l’Insee, par ailleurs accusé d’avoir différé la publication des résultats de l’enquête Emploi sur le chômage quand ils contredisaient les propos gouvernementaux, parce que les indices de l’institut renvoient à une vision très réductrice des inégalités de revenus, selon l’auteur.
Si, d’une façon générale, on ne peut qu’être sensible à cette démarche critique, on est plus réservé sur ceux des articles traitant de l’éducation et de la pauvreté. Dans le premier, la manipulation des chiffres par le ministère n’est guère démontrée. Par ailleurs, le ton vire au procès d’intention, par exemple quand l’auteur dit que les enquêtes mises en place en 2009 pour suivre dans le temps la proportion de jeunes en difficulté pourront être manipulées par la suite. Dans le second, si on ne peut que convenir du fait que le changement d’indicateur de la pauvreté est une tromperie, on ne voit pas bien pourquoi le nouvel indicateur n’a aucune valeur, alors que la Commission européenne s’en sert, avec des précautions certes. On aimerait également savoir pourquoi cet indicateur a tendance à baisser naturellement, du moins à l’heure actuelle. Plus généralement cet article relève plus du pamphlet que de l’argumentation. Pour l’auteur, le fait que certains se contentent de leur situation sans recherche véritable d’emploi est une « théorie » d’économistes de droite et une politique activant le retour à l’emploi n’est qu’un des avatars du « travailler plus pour gagner plus ».
Ceci n’enlève rien à l’utilité de ce livre aussi bien pour ceux qui croient que pour ceux qui ne croient pas… aux statistiques.
Alfred Dittgen
Corine Eyraud, Les données chiffrées en sciences sociales. Du matériau brut à la connaissance des phénomènes sociaux, Armand Colin, 2008, 221 pages, 19,20 €.
Contrairement à ce que certains ont pensé lors de la parution du livre précédent, Lorraine Data n’est pas un pseudo utilisé par Pénombre. Les personnes sensibilisées par les projets de transfert à Metz de services de la statistique publique n’ont pas eu de mal à comprendre sa signification. Corine Eyraud, quant à elle, signe de son vrai nom un ouvrage pédagogique dont le lien avec notre association n’est pas masqué. Membre de notre conseil élargi, elle a utilisé avec notre entier accord des exemples issus de la Lettre blanche parmi d’autres bonnes sources. Ces exemples illustrent une première partie consacrée plutôt au bon usage des chiffres sous leurs formes les plus simples (pourcentages, taux, indices, tableaux simples et croisés, classements) en prenant systématiquement des données relatives à l’éducation puis, dans une seconde partie, une revue de questions de sciences sociales abordées sous l’angle quantitatif : croissance, richesse et inégalités, chômage et qualité de l’emploi, délinquance et politiques de sécurité.
Le lien avec Pénombre ne s’arrête pas là. En conclusion, le livre émet le vœu d’avoir apporté au lecteur une capacité et une autonomie dans l’utilisation des statistiques et « attiré [son] attention sur les pièges les plus courants, sur l’importance de lire les notes de bas de tableau et les annexes, sur la nécessité de construire ou reconstruire les définitions, souvent implicites, à la base des données quantitatives ». Ce lecteur est incité ainsi à poursuivre sa démarche : « Il vous faut maintenant pratiquer, mais les occasions, pour peu que vous lisiez un tant soit peu les journaux, écoutiez la radio ou regardiez la télévision, ne manquent pas. »
Ajoutons notre grain de sel : vous pourrez alors manifester votre esprit critique en prenant la plume pour un billet envoyé à Pénombre. En y ajoutant la touche d’ironie et d’humour qui vous convient.
B. A. de C.