Le taux de détention aux États-Unis est environ sept fois plus élevé qu’en France et dix fois plus élevé qu’en Suisse. Cette situation est quelquefois présentée comme une nécessité pour éviter l’augmentation de la délinquance. André Kuhn et Baptiste Viredaz commentent pour nous certains arguments avancés en faveur de cette thèse. C’est aussi pour eux l’occasion de s’interroger sur un graphique suspect.
SELON CERTAINS auteurs, le taux de détention (soit le nombre de détenus pour 100 000 habitants) et le taux de criminalité (soit le nombre d’infractions commises pour 100 000 habitants) fluctuent selon des dynamiques qui leur sont propres et n’ont que peu d’influence l’un sur l’autre. D’autres pensent que le taux de détention dépend du taux de criminalité et qu’un taux de détention élevé est simplement le résultat d’un taux de criminalité élevé.
Finalement, d’autres criminologues encore penchent plutôt pour l’idée qu’un taux élevé de détenus permet de faire diminuer la criminalité par l’effet de neutralisation qu’exerce la prison sur ceux qui sont incarcérés à un moment donné (pendant leur détention ces personnes ne commettent pas d’infractions à l’extérieur).
C’est cette dernière hypothèse que nous aimerions examiner ici. En effet, dans leur ouvrage1 -par ailleurs très instructif et intéressant -, ces criminologues publient le graphique ci-dessous (graph. 1 : reproduction de Demleitner et al. 2004, p. 469) avec la conclusion “imprisonment works2”, au sens où, aux États-Unis, le taux de criminalité semble augmenter avec la diminution du taux de détention, puis diminuer dès 1980 lorsque le taux de détention augmente.
Cette représentation est toutefois fausse. En effet, la démonstration part de l’idée que la variable indépendante (explicative) est le taux de détention et que la variable dépendante (expliquée) est le taux de criminalité. Selon les auteurs, le taux de détention influencerait en effet le taux de criminalité. Pour effectuer une telle démonstration la variable explicative doit, comme son nom l’indique, être indépendante de la variable expliquée.
Dans le graphique 1, la variable explicative n’est toutefois pas le taux de détention mais le nombre de prisonniers pour 1 000 crimes… La variable explicative n’est donc pas indépendante de la variable expliquée, puisque le nombre de crimes (qui est la variable à expliquer) est inclus dans la variable explicative (qui est une proportion de prisonniers par rapport au nombre de crimes).
En procédant de la sorte, une courbe de population carcérale stable (en nombres absolus ou en proportion de la population) devient descendante par la simple augmentation du taux de criminalité. En d’autres termes, pour un taux de détention stable d’environ 100 détenus pour 100 000 habitants et un taux de criminalité passant de quelque 2 500 à 5 300 crimes pour 100 000 habitants – soit la situation réelle des États-Unis entre 1965 et 1975 (voir le graphique 2 - Uniform Crime Reports & Sourcebook of Criminal Justice Statistics) –, la population carcérale telle qu’elle est présentée dans le graphique original (graphique 1) diminue de 44 à 21 détenus pour 1 000 crimes. Cette manière de présenter les choses est donc fallacieuse et scientifiquement plus que douteuse. Le graphique 1 est en effet construit de telle manière qu’il ne peut que corroborer l’hypothèse de départ.
Le graphique 2 présente la situation américaine de manière correcte, soit en laissant à la variable indépendante une totale indépendance par rapport à la variable dépendante.
Ce graphique ne permet pas de répondre à la question initiale qui était de savoir si une politique de neutralisation à l’américaine est propre ou non à diminuer le nombre de crimes commis (d’autres l’ont fait avant nous et arrivent à la conclusion que tel n’est pas le cas de manière significative). Toutefois, tenter de le démontrer, en manipulant les données pour créer un graphique mensonger, n’est manifestement pas la meilleure manière d’aboutir à la démonstration que les États-Unis pourraient être un modèle à suivre… Finalement, cette manière de faire ne sert en rien le propos des auteurs, mais laisse plutôt penser -peut-être à tort - qu’ils n’ont pas trouvé d’autres moyens que celui de la tricherie pour démontrer quelque chose d’indémontrable…
André Kuhn et Baptiste Viredaz
NDLR : André Kuhn est l’auteur d’un ouvrage de vulgarisation sur les travaux criminologiques, écrit sur le mode de “ questions- réponses ”. Certaines de ces questions sont proches des préoccupations de Pénombre (“ Peut-on mesurer la criminalité ? Le travail de la police influence-t-il les chiffres de la criminalité ? ”) et la prudence des réponses est proche de son esprit (à la question “ Peut-on prévenir la criminalité par des peines sévères ? ” on peut lire “ de plus on doit se demander si un taux de récidive de 50 % est un taux d’échec de 50 % ou un taux de réussite de 50 % ”).
Kuhn, A., Sommes-nous tous criminels ?, Grolley (Suisse), Les éditions de l’Hèbe, 2002, 88 p.
Références :
1. N.V. Demleitner, D.A. Berman, M.L. Miller, R.F. Wright, Sentencing Law and Policy : Cases, Statutes and Guidelines, New York, Aspen Publishers, 2004.
2. L’emprisonnement, ça marche.
Pénombre, Août 2004