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Relation d’équivalence

Laurence Simmat Durand (démographe, Université de Tours) nous avait signalé cet encadré paru dans un ouvrage de Louise Lassonde : Les défis de la démographie, quelle qualité de vie pour le XXIe siècle ?
(La Découverte, 1996, p. 90).

 

 

Regards au quotidien

La pauvreté aux États-Unis

Les États-Unis peuvent se prévaloir d’avoir peu de chômeurs. Mais ils ont hélas beaucoup de détenus. En 1993, les chômeurs étaient 4,2 millions ; les détenus 4,6 millions. « Notre population carcérale, c’est l’équivalent des chômeurs de longue durée européens, constate Richard Freeman. Nous, nous les mettons sous les verrous, avec la télé et de la nourriture. Mais nous n’avons pas résolu le problème de ces gens, jeunes et moins jeunes, pauvres et peu scolarisés. »

New York Times, New York

 

André Kuhn réagit.

Lorsque j’ai lu ces quelques lignes, j’en suis d’abord resté coi. Tant d’inexactitudes en si peu de mots… De plus, on cite le New York Times, journal prestigieux et généralement sérieux, sans indiquer ni la date de parution ni le nom de l’auteur de ces lignes. Impossible donc de remonter aux sources. Quant à la personne citée, il existe effectivement un criminologue américain nommé Richard Freeman dont les recherches portent sur les relations existant entre chômage et criminalité (la dernière datant de 1994). Ayant pris connaissance de certaines d’entre elles, je peux sans hésiter affirmer que leur auteur semble sérieux et que cette citation, pour autant qu’elle soit fidèle, a manifestement été sortie de son contexte.
 

Traduttore, traditore

Après ce premier instant de stupéfaction, j’ai pensé que le problème pouvait venir de la traduction. Le traducteur ne devait pas avoir bien lu, ou même ne rien avoir compris à l’article du New York Times. Il n’en reste pas moins que quelqu’un a laissé paraître une telle absurdité et que cela mérite une réaction !

Je ne parlerai pas des problèmes de définition et de comptage que pose le terme de « chômeurs de longue durée européens ». Je ne m’étendrai pas davantage sur le chiffre de 4,2 millions de chômeurs aux États-Unis en 1993, si ce n’est pour indiquer que le Statistical Abstract of the United States 1994 (pp. 395ss., tableaux 614ss.) indique, pour 1993, 8734000 chômeurs, représentant 6,8% des forces de travail.

Si le chiffre cité pour le chômage est à multiplier par deux, il n’en va pas de même pour celui des détenus. 4,6 millions de détenus dans un pays comptant environ 260 millions d’habitants représenterait un taux de détention de 1769 détenus pour 100000 habitants. A titre de comparaison, le taux de détention français pour 1993 était de 86,3 pour 100000 habitants (Conseil de l’Europe, 1995, p. 46).

Il est bien connu que le taux américain est - avec ceux de la Russie et de l’Afrique du Sud - l’un des plus élevés du monde, mais d’ici à penser qu’il pourrait être vingt fois plus élevé que celui de la France !… En fait, en 1993, on a recensé 1369884 détenus dans les prisons américaines (Sourcebook of Criminal Justice Statistics, 1994, tableaux 6.12 et 6.19). Cela représente un taux de détention de 528 détenus pour 100000 habitants - à savoir 350 dans des prisons fédérales et d’États et 178 dans les prisons locales (« jails »). Le seuil de 1,5 million de détenus a été franchi en 1994. Ces chiffres sont hallucinants, il n’est donc pas nécessaire de les multiplier encore pas trois.

Pour en revenir à l’hypothèse d’une erreur de traduction, il est probable que le New York Times parlait de personnes « under correctional supervision » qui, selon le département américain de la justice, représentait 4,9 millions d’individus en 1993. Cette « correctional supervision » comprend, outre les personnes enfermées, 671000 libérés sous conditions (on parole) et 2843000 sursitaires (on probation).
 

Manipulation

Cet encadré va toutefois au-delà de la simple erreur et entre dans le domaine de la désinformation. On y sous-entend en effet qu’aux États-Unis il y a peu de chômeurs car on en retirerait une partie de la statistique du chômage en les enfermant. Pour que la démonstration soit simplifiée, on divise le nombre de chômeurs par deux et on multiplie le nombre de détenus par trois.

S’il est exact qu’il existe des liens entre chômage et taux de détention (pour la France, voir par exemple les travaux de Laffargue et Godefroy), ce n’est pas en manipulant les nombres qu’on le démontrera !

Madame Lassonde qui, rappelons-le, n’est pas personnellement l’auteur de l’encadré et qui a peut-être simplement fait un choix malheureux en l’introduisant dans son livre, écrit que son ouvrage est « une documentation de référence utile aux chercheurs, et pour les non-spécialistes une introduction à un débat plus actuel que jamais ». Malheureusement, je ne suis pas en mesure de juger de la véracité de ce propos car, même si je sais qu’un livre entier ne se juge pas sur la base d’un encadré couvrant à peine un tiers de page, je dois avouer que les quelques points mentionnés ci-dessus m’ont incité à reposer le livre sans le lire.
 

André Kuhn, criminologue,
Rutgers University, New Jersey
 

[Lien vers deuxième partie]
 


Sources et bibliographie

Bureau of Justice Statistics, Correctional Populations in the United States, 1993, U.S. Department of Justice, 1995.

Conseil de l’Europe, Bulletin d’information pénologique, nos 19 et 20, Strasbourg, 1995.

Freeman R., Crime and the Job Market, Working Paper n° 4910, Cambridge : National Bureau of Economic Research, 1994.

Godefroy T., Laffargue B., Changements économiques et répression pénale : plus de chômage, plus d’emprisonnement ?, Paris : CESDIP, Déviance et Contrôle Social n° 55, 1991.

Laffargue B., Godefroy T., La pauvreté, le crime et la prison, Bulletin d’information du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions Pénales (CESDIP), Questions pénales, Paris : ministère de la Justice et CNRS, juin 1991.

Lassonde L., Les défis de la démographie. Quelle qualité de vie pour le XXIe siècle ?, Paris : La Découverte, 1996.

Maguire, K., Pastore A.L., Sourcebook of Criminal Justice Statistics, 1994, US Department of Justice, Bureau of Justice Statistics, Washington, D.C. : USGPO, 1995.

U.S. Department of Commerce, Statistical Abstract of the United States 1994, The National Data Book, 114e édition, Washington, D.C., 1994.
 


 

 
Pénombre, mars 1997