L’ Assemblée générale de 2011 avait été l’occasion pour les adhérents d’exprimer le souhait d’échanges plus intenses entre les réunions annuelles. Nous avons tenté de les satisfaire en leur proposant de poursuivre par mail l’échange commencé par les textes suivants, le premier ayant donné lieu à des discussions au sein du conseil « élargi ». Avec un succès moyen…
Résistance aux nombres et aux calculs…
- Jean-François Kahn (JFK) dans son dernier ouvrage Philosophie de la réalité - Critique du réalisme, Éditions Fayard, page 50 : « [Le réaliste] apprécie les sondages, se prend de passion pour les statistiques : d’abord, parce qu’il s’agit de moyennes, de réalités reconstituées, réinventées, irréelles en quelque sorte [..], mais, surtout, parce que cet instant nécessairement arrêté de l’observation synthétisée, ce moment d’un processus fixé dans son immobilité, fige l’œuvre en abolissant la mise en œuvre. Et, du même coup, nie le réel comme œuvre afin de le restaurer comme socle. »
- Edgar Morin (EM) dans La Voie - Pour l’avenir de l’humanité, Éditions Fayard, page 46 : « La classe politique se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages. Elle n’a plus de pensée. Elle n’a plus de culture. », ou, page 50, pour dénoncer « l’hégémonie du profit, la réduction de la politique à l’économie, la réduction de la connaissance au calcul (lequel ignore la multidimensionnalité de l’existence humaine), la domination de la rationalisation (qui écarte tout ce qui échappe à sa logique close) sur une rationalité ouverte. » Cette critique de l’accès au nombre est très acerbe au sujet de la médecine avec, en particulier, l’« evidence-based medecine » qui est un abord de la thérapeutique par les preuves scientifiques ; dans ce domaine, EM fait preuve d’un manque de connaissance puisque la revendication des promoteurs de ces méthodes d’approche des traitements est d’être au plus près du malade, en tenant compte de ses désirs et de son avis.
Cette résistance aux nombres et aux calculs semble forte dans beaucoup de médias (« rassurez-vous, je ne vais pas vous assommer de chiffres… »). On observe le remplacement de données chiffrées par des reportages basés sur des avis d’individus ou des interviews souvent tronquées et choisies… Il semblerait que les tableaux et les graphes soient évités, car jugés trop compliqués à comprendre et à expliquer.
D’où vient cette résistance ? La formation souvent littéraire des journalistes est-elle en cause ? La dictature du temps empêcherait-elle de pouvoir expliquer ? Ou bien le public lui-même ne sait-il pas juger de la pertinence d’un chiffre ou de nombres, préférant un témoignage avec toute la charge émotive que l’on peut y mettre ? Il est vrai, par exemple, que d’expliquer que, si les hommes gagnent en moyenne, 20 % de plus que les femmes, les femmes gagnent, non pas 20 % de moins, mais 17 % de moins.. ou encore que les tarifs d’électricité qui augmentent de 12 % puis 8 %, cela ne fait pas 20 % en tout, mais plutôt 21 %...
Du côté des « chiffreurs », des précautions doivent naturellement être prises et c’est le rôle de la revue Pénombre de pouvoir expliquer les risques d’utilisation de chiffres. Alain Desrosières a longtemps expliqué dans ses ouvrages le recul qu’il faut utiliser : préciser les définitions de ce qui est mesuré, avec les unités utilisées, définir le numérateur et le dénominateur, et préciser les intervalles de temps en cas d’évolution chronologique. Ceci étant, un chiffre a toujours une composante affective et peut toujours signifier quelque chose d’autre que le message voulu par l’auteur. C’est surtout le cas des évolutions dans le temps, par exemple, des taux d’inflation, des valeurs des indices boursiers, des taux de croissance… qui apportent leurs lots de commentaires contradictoires…
Bernard Branger
Nantes