Pourquoi nos langues ont-elles si peu d’imagination que quand elles ont deux genres, ceux-ci coïncident-ils à peu près au masculin et au féminin. Trois et on a ajoute un neutre. Mais y a-t-il des langues qui auraient quatre, cinq, ou plus, genres et que ceux-ci ne correspondraient en rien aux masculin et féminin ? Il en pourrait être de même pour le nombre. On distingue trop généralement le singulier du pluriel, et le neutre qui serait un pluriel d’ensemble, à la fois multiple et seul… Mais pourquoi n’y en aurait-il pas plusieurs ! Un, singulier, deux, duel, trois, triplé… etc.
On dit bien une paire de bœufs, un trio de cordes, un quatuor à vent, un quintette de truites, un sexenio mexicain et un septennat français…
Certaines langues n’ont ni genre, ni nombre, alors, pourquoi pas plusieurs de l’un et plusieurs de l’autre ?
Mais il est peut-être impossible que nous ne divisions pas le monde à l’image de notre sensibilité. Des peuples jadis ont dû parler de ces langues d’extrême sophistication. Comment pensait-on alors ? Que ressent-on quand on a toutes ces ressources pour s’exprimer ? Mais les langues qui ont essayé ces voies les ont abandonnées, réduisant les pluriels, concentrant les genres. L’arabe perd le duel chaque jour, le français a égaré son neutre. Les mouvements féminins partent en guerre contre les formes verbales qui, estiment-ils - ou estiment-elles ? - les briment en les infériorisant.
La neutralité en matière humaine est impossible. Non contente de se critiquer, la société critique toutes ses bases. Nous ne pouvons savoir ce qu’il restera de ces luttes qui nous déchirent. Nous attribuons à la société des traits de la langue, comme la prééminence du masculin en français, mais ne dit-on pas que c’est une seule femme qui au Vietnam fait le féminin ? Et à trop s’attacher à l’effet, les causes s’obscurcissent un peu plus. Comme Don Quichotte, nous rompons des lances avec des moulins, des moulins à parole, oubliant de respirer le monde, lequel ne sera jamais pris dans les rets d’une grammaire, aussi subtile fût-elle.
Bernard Lacombe
Pénombre, Octobre 2002