Le sujet n’est pas gai et les chiffres sont cernés de noir. Sous le titre "La fin d’une vie", un article du bulletin Trait d’union de la section de Paris de la Mutuelle Générale de L’Éducation Nationale aborde la question de l’euthanasie. Avec un appel final en faveur d’une évolution à ce sujet : Comment accorder, à ceux qui le demandent, le droit de mourir dans la dignité ?
Cet appel est troublant en ce qu’il s’appuie sur des données chiffrées (un tableau donnant les taux de suicide par âge et par sexe de 1981 à 1993) faisant apparaître un taux de suicide très élevé et en augmentation pour les hommes de 85 ans et plus. Alors que le taux a un peu diminué dans le même temps pour les 65-74 ans, l’auteur croit voir la cause de ce phénomène dans l’augmentation régulière du nombre de personnes âgées et même très âgées. Argumentation ambiguë puisque normalement le calcul d’un taux efface l’effet purement démographique. L’augmentation du nombre de personnes âgées, si le taux de suicide reste constant, se traduit par une augmentation du nombre de suicides.
Mais la suite donne le sens de l’argument. Parmi ces personnes âgées, certaines souffrent de handicaps physiques ou psychiques qui peuvent leur faire trouver la vie insupportable ou dégradante. Ce qui est donc suggéré est que l’allongement de la vie a pour conséquence l’augmentation de la proportion de personnes qui n’acceptent plus […] la poursuite d’un état de non-vie. Mais ce n’est pas exprimé clairement et au lieu de cela, une preuve supplémentaire est recherchée dans le moyen utilisé pour le suicide. Les empoisonnements (dont médicaments) ne représentent que 9% (pour les 65 ans et plus cette fois) et le recours à des méthodes violentes (pendaison, arme à feu) s’expliquerait sans doute parce que celui ou celle qui est résolu(e) à mourir ne peut se procurer les substances qui lui permettent de mettre fin à sa vie sans souffrance. Et finalement l’argumentation abolit toute règle statistique. À l’interdiction légale de l’euthanasie, à côté du taux de suicide élevé des plus âgés, est opposé un dernier chiffre : environ 2’000 euthanasies sont pratiquées dans la clandestinité. Rien n’est dit sur la source de ce chiffre, en rien le lecteur n’est aidé pour savoir ce que cela représente en proportion par rapport aux suicides, aux morts naturelles ou à quelles classes d’âges rapporter ces euthanasies.
Heureusement pense-t-on, les lecteurs, en majorité enseignants, ne se laisseront pas abuser. Au moins certains se souviendront avoir entendu parler des travaux de Durkheim sur le suicide. La croissance du taux de suicide avec l’âge n’est pas un phénomène nouveau et le suicide est plus fréquent pour les personnes vivant seules. De surcroît, la statistique présente un piège classique : la classe 85 ans et plus (ni celle des 65 - 74 ans, particulièrement bousculée dans les années 80) n’a pas une composition stable avec le temps en raison même du vieillissement de la population. On devrait donc en tenir compte pour comparer ce taux aux différentes époques.
Et pour finir sur une note qui n’est pas plus gaie : les analyses les plus détaillées semblent indiquer que les évolutions sont dépendantes d’un effet de génération. Les personnes nées dans les années 1910 (les plus âgées aujourd’hui) ont par exemple eu à tout âge des taux de suicide plus élevés que les personnes nées dans les années 1930. Or, le taux de suicide des jeunes, les vieux de demain, a lui aussi fortement augmenté pendant la période 1981 - 1993.
Bruno Aubusson de Cavarlay
v. Chauvel L., L’uniformisation du taux de suicides masculins selon l’âge : effet de génération ou recomposition du cycle de vie ?, Revue française de sociologie XXXVIII, 1997 pp. 681-734.
Pénombre, Novembre 2000