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Tiercé, Loto et autres Bingos, Casanova sévit toujours

A priori, les probabilités de gagner aux jeux de hasard n’ont rien à voir avec les "chiffres du débat social" dont traite Pénombre. Et pourtant, on retrouve là, comme ailleurs, des riches, des pauvres et l’Etat.

Passant régulièrement devant un bar-tabac-PMU d’un quartier "populaire", je reste toujours songeur devant la file de gens manifestement peu fortunés, qui, quelle que soit l’heure et la situation politique et météorologique, ne semblent avoir rien de plus pressé que d’offrir une partie de leur maigres revenus au dieu de la Chance.

Etant du genre à penser, je me suis dit dans un premier temps que ces gens étaient stupides de jeter ainsi leur argent en l’air, puis dans un deuxième que peut-être pas et, enfin, dans un troisième que la morale n’y trouvait pas son compte.

 
Premier temps

On sait depuis Blaise Pascal qu’un jeu est équitable, donc qu’on peut y jouer sans rien perdre, si l’espérance mathématique du gain est égale à la moyenne des mises. Cela suppose deux conditions. D’une part, que tout l’argent joué soit redistribué. D’autre part, que l’on joue suffisamment longtemps, pour que, grâce à la loi des grands nombres, on puisse regagner ce que l’on a misé.

Dans nos Tiercés, Lotos et autres Bingos, tout n’est pas redistribué, loin de là. Les organisateurs de ces jeux se paient, ce qui est normal car ils ont des frais, mais de plus, l’Etat garde une partie importante des mises, qui sont donc des impôts. A supposer néanmoins que tout soit redistribué, il faut distinguer selon les jeux : entre ceux où la probabilité de gagner n’est pas négligeable, ce qui se traduit par des gains assez fréquents mais modérés, du genre Tiercé ou Bingo, et ceux où cette probabilité est extrêmement faible, du genre Loto, qui supposerait de jouer durant toute une ère géologique pour récupérer ses mises.

Dans le premier cas on peut compter sur des gains réguliers, surtout si le hasard n’est pas seul en cause, mais aussi la perspicacité du joueur, comme dans les courses de chevaux. Mais, compte tenu des prélèvements des organisateurs et de l’Etat, on perd à tous les coups, sauf à jouer une seule fois et à gagner. Théoriquement, car dans ce cas l’heureux élu, se croyant né coiffé, très probablement recommencera immédiatement jusqu’à perdre comme les autres. De plus, dans les courses de chevaux, quand on joue intelligemment c’est-à-dire quand on mise sur les chevaux qui, compte tenu des informations disponibles, ont le plus de chances de gagner, le gain est très faible, car on n’est pas seul à jouer ainsi. Le gain n’est élevé que si on joue "n’importe comment" avec, dans ce cas, une probabilité évidemment extrêmement réduite de gagner.

Dans le deuxième cas, l’immense majorité des joueurs va perdre son argent. Chaque joueur est pratiquement sûr de perdre, mais il reste une probabilité infime de devenir Crésus, pour une mise très faible.

 
Deuxième temps

Malgré ce qui vient d’être dit, certains joueurs - j’en ai interrogé - pensent qu’à long terme ils ne seront pas perdants. Il en reste quand même quelques uns de lucides qui, sans avoir suivi des cours de probabilité, savent qu’ils seront globalement perdants. Pourquoi jouent-ils alors ? On peut penser qu’ils considèrent leur mise comme le prix de leurs émotions et de leurs frissons, comme d’autres se paient un billet d’opéra pour les mêmes raisons. Pour eux, ces jeux de hasard sont des loisirs, pas plus, pas moins justifiés que les autres loisirs, et ont, comme ceux-là, un prix.

 
Troisième temps

Restent deux problèmes.

Celui qui va à l’opéra ne paie qu’une faible partie du prix, car ce loisir est financé en grande partie par l’impôt, alors que celui qui va au bar-tabac-PMU paie de l’impôt. Ceci ne poserait pas de problème si le même citoyen fréquentait les deux endroits. Il est clair qu’il n’en est rien. Le pauvre finance le riche.

Le fan de bel canto qui va a l’opéra, même si le billet est cher, ne risque généralement pas de se ruiner, ne fut-ce que parce que la consommation de son loisir nécessite du temps, alors que celui qui joue, plus proche du drogué que du fan, peut jouer sans répit et, sinon se ruiner, tout au moins s’appauvrir encore plus.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que L’Etat, qui favorise ces jeux, ne travaille pas ce faisant à l’avènement d’une société plus juste et plus égale.

Alfred Dittgen
Institut de démographie, Université de Paris I

 
Pénombre, Avril 1999