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Toxicomanie et délinquance, une géométrie variable

Pour compléter notre dossier sur la toxicomanie et la façon d’en parler en chiffres, voici une tentative d’analyse de deux catégories consensuelles,toxicomanie et délinquance, dont la géométrie reste variable.

 
La loi définit l’usager de produits illicites. Jusqu’à présent seule la circulaire du Ministère de la Justice de 1978, qui faisait suite au rapport Pelletier(1), avait introduit une distinction entre usagers de produits illicites selon la nature du produit.

Cette distinction disparaît par la suite dans les circulaires de 1987 et 1992. Seule distinction prévalant aujourd’hui, celle qui concerne la nature de l’usage : usager occasionnel (pour qui le classement sans suite avec avertissement est préconisé) versus usager habituel (pour qui l’injonction thérapeutique est préconisée) - une espèce de langue de bois qui recouvre souvent en fait, aux dires de certains magistrats, une distinction selon le produit. On peut comprendre l’intérêt de cette position qui ne veut pas donner prise à l’idée d’une dépénalisation des drogues dites douces. Ainsi le flou de l’implicite permet une politique qui ne dit pas son nom, qui se cherche en réalité d’autres façons de mettre en œuvre ses interdits. On voit cependant que cette situation présente plusieurs inconvénients : ce sont l’inégalité devant la loi, la déstabilisation des services chargés de l’appliquer et le risque de perte des repères légaux dans le public.

Parallèlement l’inexistence légale du critère nature du produit continue de favoriser tous les amalgames.
 

Tout cela manque de rigueur

Jusqu’à la très officielle commission Henrion qui entretient la confusion. On peut lire dans son rapport(2) que « le phénomène [de la toxicomanie] semble avoir décuplé depuis le début des années 1970 ». Ici la source est « le nombre de toxicomanes interpellés en France », dont on sait qu’en 1993 (3), 63% l’avait été pour usage ou usage-revente de cannabis. Puis, sans crier gare, on passe à la population des usagers d’héroïne (p15). La confusion est fréquente et avait déjà été dénoncée par R. Padieu(4) : « on a plus ou moins en tête l’héroïnomanie aiguë […], et ce que l’on en dit est présenté comme la toxicomanie en général. Les spécialistes eux-mêmes y succombent parfois » (p. 12).

Ailleurs on entend, dans une conversation entre chercheurs : « les cocaïnomanes ne se rencontrent pas dans les milieux toxicomanes ». Ainsi le cocaïnomane n’est pas vraiment un toxicomane.

Plus anecdotique mais révélateur tout de même, la presse aussi brouille les pistes. Ainsi Libération (le 12 avril 1995) donne cette curieuse répartition des individus séropositifs en Suède : « 43,5% d’entre eux sont homosexuels, 17% toxicomanes, 32,5% hétérosexuels et 5% ont été contaminés par des produits sanguins ou des transfusions ». On voit bien par quel raccourci le journaliste a pu s’exprimer ainsi, faisant en fait référence aux différents modes de contamination par le VIH. Il n’en reste pas moins que cette représentation suggère une répartition de la population en catégories exclusives les unes des autres, alors qu’il fallait lire une répartition des modes de contamination. La représentation produite est curieuse, le toxicomane serait-il asexué ?

Tout cela n’a d’autre but que de souligner une fois encore combien le manque de rigueur continue de régner.
 

Du bon usage

Le travail dont je souhaite rendre compte en quelques lignes(5), aborde la question de la toxicomanie sous un angle particulier, celui de la police. Illustrant le fait, bien connu, que la mesure d’un phénomène par une institution ne permet pas d’appréhender un comportement mais la façon dont cette institution en rend compte dans son activité, ce travail analyse le mécanisme policier de production d’une catégorie d’individus : les toxicomanes, ici entendus comme « usagers de produits illicites », quelle que soit la nature du produit.

On voit en réalité se profiler deux types d’usagers mis en cause pour infractions à la législation sur les stupéfiants. Repérés vraisemblablement pour une certaine partie d’entre eux du fait de l’existence d’antécédents policiers, ils correspondent à des modes d’opérer différents selon les services :

  • l’usager de produits illicites, interpellé par la sécurité publique, fréquemment dans un espace public, usager souvent de drogue douce(6), mais pas toujours ;
  • l’usager interpellé par les services de la police judiciaire, qui, le plus souvent est un usager de drogue dure, et a servi à mettre au jour une affaire de vente-trafic.

Nous nous sommes ensuite penchés sur la question de la relation pour un individu entre mise en cause pour une affaire d’usage et mise en cause pour autre chose que l’usage. Ici il faut souligner trois choses :

Un. En tout état de cause, si l’on retient l’hypothèse de la délinquance comme source de revenus nécessaires pour l’usager, donc effectivement comme une conséquence attendue de l’usage, il faut se limiter aux usagers de drogue dite dure.

Deux. La sélection des populations mises en cause pour infraction à la législation sur les stupéfiants évoquée ci-dessus signifie qu’il s’agit en quelque sorte d’une « clientèle » policière, ce qui pré-détermine dans une certaine mesure les résultats qui vont suivre.

Trois. Si l’on observe qu’une certaine proportion d’individus mis en cause pour usage le sont ou l’ont été pour autre chose que l’usage, on observe aussi que la relation n’est pas symétrique. Ainsi si 85% des individus qualifiés d’usagers de drogue dure ont, ou ont été dans le passé, impliqués dans des affaires de « petite ou moyenne délinquance »(7), la réciproque n’est pas vraie : 13% des individus identifiés comme délinquants ont ou ont été usagers de drogue dure.

Que les représentations de l’héroïnomane fassent peur, c’est une chose, que l’on utilise ces représentations pour cristalliser sur l’ensemble des usagers de produits illicites l’inquiétude sécuritaire, c’est un tour de passe-passe.

Marie-Danièle Barré
 
 

(1) Pelletier (M.), Rapport de la mission d’étude sur l’ensemble des problèmes de la drogue, La documentation Française, Paris 1978.

(2) Henrion (R.), Rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, La documentation Française, Paris 1995.

(3) Aspects de la criminalité et de la délinquance constatées en France, par les services de la police et de la gendarmerie, d’après les statistiques de la police judiciaire en 1993, La documentation Française, 1994.

(4) Padieu (R.) L’information statistique sur les drogues et les toxicomanies, La documentation Française, 1995, (réédition).

(5) Barré (M.D.) avec la collaboration de Froment (B.) et Aubusson de Cavarlay (B.), Toxicomanie et délinquance, du bon usage de l’usager de produit illicite, CESDIP, collection Études et données pénales, n°70, Paris 1994.

(6) Nous avons repris la distinction communément comprise, sinon admise, entre drogue douce, c’est à dire ici cannabis et haschich, et drogue dure qui concerne ici l’héroïne et très rarement la cocaïne.

(7) Entendue à l’exclusion des affaires d’usage de produits illicites.

 
Pénombre, Juillet 1995