Commentant diverses façons de déterminer le centre de la France, A. Dittgen en exclut une en estimant "qu’un centre n’a de sens que pour un territoire continu". On objecterait que, si une roue a bien un moyeu en son centre, on parle couramment du centre d’un cercle, bien que ce centre ne soit pas un point de ce cercle et que, pourtant, le cercle soit continu. Et, ça ne gêne personne.
Mais, la gêne de l’auteur se comprend ici autrement. Dans l’acception intuitive et courante, non seulement le centre, le milieu, le cœur de quelque chose est à l’intérieur et aussi également loin que possible des extrêmes, mais on entend aussi qu’il est en quelque sorte typique. En statistique, on parle de moyenne (la détermination géographique du centre d’un territoire est en fait le calcul d’une moyenne) : on a le même problème.
Quand on dit communément : entreprise moyenne, Français moyen, température moyenne du mois de juin, etc., on veut dire que si, au lieu de considérer la variété des cas particuliers, pour faire simple, on n’en retient qu’un, c’est ce cas moyen qui représente au mieux l’ensemble. Et, on admet que les autres cas ne s’en éloignent pas trop. Du moins que ceux qui s’en éloignent beaucoup sont rares : atypiques. De là, de ce souci descriptif, on passe facilement à une idée de norme. Ce qui ressemble au cas moyen est acceptable ; ce qui s’en écarte est aberrant et condamnable. Il ne faut pas être trop riche ; ni trop pauvre…
Sommés de caractériser un phénomène par un seul nombre, les statisticiens du XIXe siècle ont inventé la moyenne. Mais, quelquefois, elle ne tombe justement pas à proximité de la majorité des individus. J’en ai une expérience ancienne (mais les choses n’ont pas beaucoup changé) : en présentant l’indice des prix, j’expliquais que le poids accordé à chaque article dans le calcul de l’indice était égal à la part qu’il représentait dans le budget des ménages. Le budget moyen de l’ensemble des ménages, bien entendu. Le poids des loyers était d’à peu près 4% de l’ensemble. Quelqu’un m’a objecté : on voit bien que votre indice est truqué ! Comment voulez-vous qu’un ménage paie un loyer, au tarif où ils sont, avec seulement 4% de son revenu ? Mon interpellateur était d’accord pour environ le double. Or, seulement la moitié environ des ménages étaient locataires. Les autres étant soit propriétaires (y compris les accédants), soit logés gratuitement : ils ne payaient pas de loyer. Et, il se trouvait que, pour les seuls locataires, le loyer moyen faisait environ 8% de leur budget. Donc, en raisonnant sur des chiffres simples : moitié à loyer de 8% et moitié à loyer nul, cela faisait en moyenne 4%. Ce qui veut dire que, en effet, il n’y avait personne dans la zone de cette moyenne.
Je me souviens qu’à l’époque, les familles comptaient en moyenne 2,3 enfants. Ça a baissé depuis. Il est bien certain qu’aucune n’avait ce nombre d’enfants ! On n’a pas encore inventé les enfants décimaux.
En fait, le sens qu’a ou que n’a pas une moyenne dépend de ce qu’on veut en faire ou de ce qu’on veut y voir. Si c’est pour en faire une norme, il est possible que cela n’ait pas de sens. Revenons au centre d’un territoire : quel intérêt y a-t-il à savoir où il se trouve ? Si c’est pour la fierté des habitants du lieu, il vaut en effet mieux qu’il y ait quelqu’un dans les parages. Si c’est pour implanter une antenne de radio qui arrose équitablement ce territoire, un îlot en pleine mer et même une bouée conviennent très bien.
Qu’une moyenne ne corresponde à aucun individu personnellement, n’empêche pas qu’elle serve pour apprécier la situation globale d’une population : prendre des mesures de politique économique ou sanitaire, etc. Mais, ça interdit d’écrire, comme on le voit hélas trop souvent "chaque salarié met en moyenne x heures pour se rendre à son travail", "Chaque Français paie en moyenne x francs d’impôts", ou des formulations du genre : "le Crédit Lyonnais a coûté x francs à chaque contribuable".
A propos : le "Français moyen", quel est son sexe ?
René Padieu
Pénombre, Mars 2000