La controverse sur le prêt payant des livres a surtout vu s’opposer auteurs et bibliothécaires. Éditeurs et lecteurs sont moins intervenus. Pourtant, ce sont les éditeurs qui sont à l’origine d’une lettre-pétition envoyée le 28 mars 2000 à la ministre de la Culture réclamant la rémunération du droit de prêt des livres dans les bibliothèques publiques. Ils ont par ailleurs sollicité, avec insistance, les signatures de leurs auteurs pour que ces derniers refusent le prêt de leurs livres tant que ne sera pas instauré le prêt payant.
Des résultats statistiques contradictoires et parfois erronés ont alors été avancés. Ainsi, selon un sondage Louis-Harris paru dans le quotidien La Croix du jeudi 27 avril 2000, 49% des Français estimaient que le paiement des prêts de livres était justifié et 48% qu’il ne l’était pas. Ce résultat a surpris agréablement les éditeurs. Or, la formulation de la question posée aux sondés contenait d’entrée de jeu une erreur. Il était dit que : " En vingt ans, le nombre de livres vendus a quasiment diminué de moitié tandis que le nombre de prêts dans les bibliothèques a pratiquement triplé. " En fait, ce n’était pas le nombre de livres vendus mais le nombre moyen d’exemplaires vendus qui a diminué. Le nombre de livres vendus stagne lui depuis vingt ans. (Le Monde 3 juin 2000).
Un autre sondage effectué par l’hebdomadaire Livres Hebdo révélait lui que seules 16 % des personnes interrogées étaient prêtes à payer. Ce qui faisait dire au Directeur des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon que ce n’était pas " un sondage sérieux et professionnel comme celui de Louis-Harris " ! (L’Humanité du 6 mai 2000). D’autres considérations statistiques comme l’accroissement du nombre des emprunts de livres en bibliothèques, la diminution des ventes de livres en librairie ont motivé pour beaucoup semble-t-il la démarche de certains éditeurs. Bien entendu, ces derniers ont cru voir une forte dépendance entre ces deux phénomènes.
Croisement dangereux
Pourtant, les études menées par le ministère de la Culture dès 1997 n’avaient pas fait apparaître que l’emprunt en bibliothèque concurrençait ou décourageait l’achat de livres en librairie. Et la présidente de l’Association des Bibliothécaires Français déclarait en mars de cette année que c’était méconnaître les comportements multiples des lecteurs que de ne pas savoir que les lecteurs achètent et empruntent ; plus précisément que l’emprunteur achète et qu’il fait acheter.
Quelques années auparavant (au moment de la parution de la directive de la Commission de Bruxelles faisant obligation aux Douze d’appliquer le 1er février 1994 au plus tard un droit de prêt en faveur des auteurs et de leurs ayant-droits, dont les éditeurs, sur les livres empruntés dans les bibliothèques publiques), ce même éditeur s’appuyait sur une enquête, menée pour la Direction du Livre et de la Lecture au ministère de la Culture par la SOFRES, pour écrire dans Le Monde du 23 juin 1994 qu’était remise en question l’idée reçue selon laquelle plus les ressources des bibliothèques s’amélioreraient, plus s’accroîtrait à terme la vente des livres en librairie. Il semblait en effet que les emprunteurs des bibliothèques ne devenaient pas automatiquement des acheteurs en librairie mais qu’au contraire ceux qui empruntaient de plus en plus achetaient de moins en moins. Or, à nouveau, si l’on se réfère au tableau croisé publié dans l’article en question, tableau que nous reproduisons ci-dessous, du fait d’une imprudence méthodologique, une grave erreur d’interprétation des données statistiques était commise : l’analyse de ce type de tableau devait se faire soit par ligne soit par colonne mais pas globalement comme elle avait été faite. La question posée était la suivante : Depuis deux ou trois ans, diriez-vous : J’achète de plus en plus, autant, de moins en moins de livres ? J’emprunte de plus en plus, autant, de moins en moins de livres ?
Tableau croisé des deux variables : J’achète, J’emprunte
Le Monde du 23 juin 1994 :
S’il est facile de montrer en utilisant un test statistique qu’il y a une forte relation de dépendance de nature statistique entre le fait d’acheter et le fait d’emprunter, il n’est pas possible de dire si j’achète entraîne j’emprunte ou l’inverse. Cette dépendance très forte, dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs, pourrait être due à une troisième variable que l’analyse de ce tableau ne permet pas de prendre en compte.
Dans le cas présent, une étude plus fine, faite en utilisant des techniques statistiques classiques (cf. L’analyse factorielle, Que sais-je ?, P.U.F - n° 2095) sur les 1635 personnes qui ont répondu, montre que la dépendance de ces deux variables, contrairement à ce que pourrait faire penser une analyse rapide du tableau, va dans le sens contraire des affirmations avancées. Cette dépendance est due successivement et par ordre d’importance décroissante :
J’achète de plus en plus, j’emprunte de moins en moins : 24,9% ;
J’achète autant, j’emprunte autant : 22,49%
J’achète autant, j’emprunte de plus en plus : 15,22%
et J’achète de plus en plus, j’emprunte autant : 14,79%.
La dépendance " Moins j’achète, plus j’emprunte " mise en avant par l’Observatoire du Livre dans ses conclusions n’arrive qu’en cinquième position comptant pour seulement 9,3%. Il n’y a donc qu’une très faible relation entre la baisse des achats en librairie et la fréquentation accrue des bibliothèques.
Thierry Lafouge et Yves-F. Le Coadic
Pénombre, Avril 2001