"L’excès de précision, dans le règne de la quantité, correspond très exactement à l’excès du pittoresque, dans le règne de la qualité. La précision numérique est souvent une émeute de chiffres, comme le pittoresque est, pour parler comme Baudelaire, "Une émeute de détails". On peut y voir une des marques les plus nettes d’un esprit non scientifique, dans le temps même où cet esprit a des prétentions à l’objectivité scientifique. En effet, une des exigences primordiales de l’esprit scientifique, c’est que la précision d’une mesure doit se référer constamment à la sensibilité de la méthode de mesure et qu’elle doit naturellement tenir compte des conditions de permanence de l’objet mesuré. Mesurer exactement un objet fuyant ou indéterminé, mesurer exactement un objet fixe et bien déterminé avec un instrument grossier, voilà deux types d’occupations vaines que rejette de prime abord la discipline scientifique.
Sur ce problème des mesures, en apparence si pauvre, on peut aussi saisir le divorce entre la pensée du réaliste et la pensée du savant. Le réaliste prend tout de suite l’objet particulier dans le creux de sa main. C’est parce qu’il le possède qu’il le décrit et le mesure. Il en épuise la mesure jusqu’à la dernière décimale, comme un notaire compte une fortune jusqu’au dernier centime. Au contraire, de cet objet primitivement mal défini, le savant s’approche. Et d’abord il s’apprête à le mesurer. Il discute les conditions de son étude ; il détermine la sensibilité et la portée de ses instruments. Finalement c’est sa méthode de mesure plutôt que l’objet de sa mesure que le savant décrit. L’objet mesuré n’est guère plus qu’un degré particulier de l’approximation de la méthode de mesure. Le savant croit au réalisme de la mesure plus qu’à la réalité de l’objet".
Gaston Bachelard
La formation de l’esprit scientifique.
Texte proposé par Pierre Tournier
Pénombre, Mars 1994