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Vérité ? fiction ? on ne sait plus

Acte I

Avant la décision du Président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale, nous avions prévu de publier un texte de Victor Descombres sur les prévisions en matière électorale, rédigé en février 1997. Du fait des événements, il perdait, semble-t-il, de sa pertinence et nous ne l’avons pas publié. En voici quelques extraits.

[..] La droite va-t-elle être battue ? Les sondages vont se multiplier, les experts en cartes électorales se mobiliser. Afin de vous éviter cacophonie et fausses nouvelles, j’ai sélectionné pour vous l’indice, qui à lui seul, va vous permettre de tout savoir avant l’heure. […] Notez chaque jour sur votre ordinateur ou sur une bonne vieille feuille de papier millimétré - c’est selon - la parité du dollar par rapport au franc et vous allez voir apparaître la composition de la future Assemblée nationale. Comment ? Tracez sur votre graphique la droite - parallèle aux abscisses - correspondant à une parité de 5,50 francs pour un dollar. Si la courbe se situe durablement au-dessus de cette barre, la gauche est battue.

En effet, 5,50, c’est plus de 10% au-dessus du niveau moyen de 1995 (4,98). Or d’après Jean Arthuis, qui s’y connaît, « une appréciation de 10% du dollar devrait avoir un effet positif d’environ un demi-point de croissance sur la France ». Ainsi, la prévision de 2,3% retenue dans la loi de finances pour 1997 deviendrait 2,3 + 0,5 = 2,8% et le « seuil fatidique » des 2,5% serait largement dépassé. Du coup peut-on prévoir une embellie sur le front du chômage ? Pour Laurent Mauduit (Le Monde du 1er février 1997) « En deçà de 2,5% de croissance, c’est exclu, au delà c’est possible ». Du possible au probable, de l’embellie sur le front du chômage à l’embellie tout court pour la droite, il n’y a qu’un pas qu’en bon prévisionniste, je franchis allègrement.

Mais les conjoncturistes cités par Laurent Mauduit ne sont pas aussi optimistes que le ministre de l’Économie. La Caisse des dépôts estime que la croissance pourrait atteindre seulement 2% en 1997. Elle précise que cette estimation ne prend pas en compte les effets de l’appréciation du dollar. Mais le coup de pouce sur la croissance ne devrait guère être supérieur à 0,3 points. Nous arrivons alors à 2,3%. Selon le Crédit Lyonnais (un must), un dollar se situant durablement autour de 5,50 F ne stimulera la croissance française que de 0,3%. La banque a donc révisé de 1,9% à 2,2% son estimation. Enfin, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) n’a pas encore révisé à la hausse sa dernière prévision, soit 2,1%. S’ils ont raison, la gauche retrouve alors toutes ses chances. Et les chômeurs seront encore un peu plus nombreux pour fêter amèrement sa victoire ou pleurer aussi amèrement la défaite de la droite. […].
 
 

Acte II

En date du 23 mai 1997, Libération nous apprend l’existence d’un modèle mathématique, élaboré par des chercheurs américains, qui permet de prévoir les résultats de l’élection en voix et en sièges à partir du taux de croissance (sic) et de la popularité du président (les valeurs des indicateurs étant pris six mois avant l’élection).

Le modèle prévoyait 56,89% de voix, au premier tour, pour l’ensemble de l’opposition et un nombre de siège égal à 392.

Résultat : 63,84% (Le Monde du 28 mai) et 577 - 109 (UDF) - 140 (RPR) - 7 (divers droite) = 321 (Le Monde du 3 juin). Trop faible en voix, trop fort en sièges mais prévision honorable dans l’ensemble !
 
 

Acte III

Nous croyons avoir lu attentivement Libération dans les jours qui ont suivi. Nous n’avons trouvé aucun commentaire concernant cet article. Et pourtant…

Revenons aux calculs de nos chercheurs américains… du moins tels qu’ils nous sont présentés dans Libération et observons les deux équations du modèle. Au dernier trimestre 1996, la croissance, en valeur trimestrielle, était de 0,2%, tandis qu’en décembre Jacques Chirac était crédité de 30% d’opinions satisfaites. Soit

P le pourcentage en voix recueilli par l’ensemble des partis d’opposition

T le taux de croissance

F le pourcentage d’opinions favorables au président

S le nombre de sièges pour l’opposition

 

Équation 1. : P = 68,28 - 0,38 F - 0,13 T

P = 68,28 - 0,38 x 30 - 0,13 x 0,2

 = 68,28 - 11,4 - 0,026 = 56,85%

C’est à peu près le résultat que Libération nous donne à 0,04 points près (56,89%).

Le quotidien nous dit en sous-titre (et en rouge) que « parmi les facteurs influant l’opinion, l’état de la situation économique a un poids considérable. » Rêvons un peu. Imaginez que la croissante, au cours du dernier trimestre 1996, ait été de 2% et non de 0,2% (en valeur trimestrielle) - soit dix fois plus forte - (vous suivez ?), le pourcentage de voix de l’opposition aurait été de 56,62% au lieu de 56,85%. Influence considérable du taux de croissance, en effet ! Mais le meilleur était à venir :

 

Équation 2. : S = 749,14 + 20,06 P

On ne fera pas de longs développements pour expliquer pourquoi cette équation est idiote (le nombre total de sièges est de 577).

En lisant cet article, nous avons pensé, un moment, qu’il s’agissait d’un poisson d’avril. Mais un 23 mai, l’avant-veille du premier tour des élections législatives, à un moment où la publication des sondages était interdite, non ce n’était pas possible. Certains auraient crié à la manipulation de l’opinion !

 
 
Acte IV

Nos colonnes sont ouvertes à la rédaction de Libération pour nous en dire un peu plus sur ce modèle. Modèle du genre, si nous pouvons nous permettre…

La lettre adressée le 24 juillet à Laurent Joffrin, rédacteur en chef de Libération, à cet effet, est malheureusement restée sans réponse.
 
 
Pierre Tournier

 

 
Pénombre, octobre 1997