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Vieux jours et fausses clartés

Une profusion de chiffres ne donne pas pour autant une vision claire des choses.

Sous le titre “trois retraités sur dix perçoivent une retraite de moins de 3’400 F”, une dépêche de l’AFP (26 septembre 2000) regorge de chiffres, mais embrouille plus qu’elle n’informe.

Première remarque : l’étude rapportée (du ministère de l’Emploi) ne porte que sur les plus de 65 ans, ce que le titre accrocheur de la dépêche ne dit pas. Or, dorénavant, beaucoup de retraités partent dès 60 ans (sans compter les préretraités). On peut supposer que s’ils le choisissent (et s’ils ont eu la chance de garder un emploi jusque là) c’est qu’ils reçoivent un montant, sinon très élevé, du moins suffisant pour ne pas devoir travailler encore. Ceci laisse à penser que la proportion annoncée, de 3/10, serait plus faible si l’on englobait tous les retraités.

Ceci rejoint aussi le fait que les retraites faibles sont moins fréquentes dans les générations plus récentes. En effet, le développement des retraites ayant été progressif au cours du siècle, ce sont les plus anciens qui sont le plus mal lotis. Mais ceci n’est évoqué par la dépêche en cause que pour les commerçants : on nous dit que, pour ceux qui ont cotisé sur une carrière complète, la proportion des moins de 3’400 F/m n’est que de 10 % entre 65 et 75 ans, alors qu’elle est de 40 % au delà. S’il y a un tel effet d’âge, tout en donnant le pourcentage d’ensemble, il aurait été avisé de le détailler selon la génération : et pas seulement pour les commerçants.

L’étude rapportée signale que les basses retraites concernent surtout les agriculteurs et les commerçants. On ne rappelle toutefois pas – ce qui serait essentiel pour interpréter les résultats – que, longtemps, ceux-ci ont rechigné à payer des cotisations. C’est qu’elles leur semblaient exorbitantes. Ils devaient en effet les payer eux-mêmes. (Les cotisations des salariés, au contraire, bien que plus élevées, étaient peu apparentes pour ceux-ci : la part dite salariale étant prélevée à la source, donc non perçue, aux deux sens du mot, et la part patronale leur étant encore moins visible.) Un moralisateur dira : c’est normal ; ils n’ont pas voulu payer ; il ne faut pas qu’ils se plaignent d’avoir des pensions dérisoires. Même sans porter un tel jugement, on pouvait rappeler les faits, au moins pour expliquer. Et, de toute façon, puisque les commerçants et agriculteurs semblent constituer un cas distinct, on aurait pu aussi nous dire ce que devenait le “3 sur 10” du titre lorsqu’on ne considère que les salariés. Ne serait-ce pas intéressant ?

Rendu à ce point, le texte invoque une étude différente (de l’Insee celle-ci, mais il ne dit pas laquelle, ou peut-être reproduit-il une citation faite par le ministère de l’Emploi ?) : les professions en cause (commerçants, artisans et agriculteurs) ont plus souvent que les salariés des revenus du patrimoine et ceci compense la modicité de la retraite. Au moins, dans certains cas.

Mais, on ne nous donne qu’une moyenne : ces revenus font le tiers du revenu total. Doit-on comprendre que les deux autres tiers sont formés des retraites dont on parle ? Les montants en cause seraient ainsi augmentés de moitié (un tiers en plus des deux tiers que la retraite constitue). Mais, ceci, en moyenne. Donc, plus pour certains, moins et peut-être rien pour d’autres. Alors : combien sont repêchés par cet apport et franchissent le seuil de 3’400 F pris ici comme référence ? Motus. Pourtant, si l’auteur juge utile de déborder la seule prise en compte des retraites, c’est sans doute qu’il veut nous amener sur le terrain de ce qu’ont les retraités pour vivre. À ce compte, ne fallait-il pas aller un peu plus loin dans cette voie ? Les professions indépendantes qui forment (du moins, on nous le laisse supposer) le gros bataillon des basses retraites étaient propriétaires de leurs moyens de production. Ce qui signifie des charges assez lourdes pour l’installation, mais en revanche la possibilité lorsqu’on se retire de vendre terres ou fonds de commerce. Il faut prendre en compte la possibilité de “manger” son fonds. Vendre celui-ci est incontestablement une ressource. Ce n’est pas un revenu du patrimoine (celui-ci est constitué de loyers, dividendes et intérêts) et ça s’ajouterait donc à ce que l’Insee comptabilise.

Cela dit, signaler cette possibilité de ressources n’est pas pour dire que tous les anciens agriculteurs et commerçants vivent de la vente de leur fonds : une part d’entre eux n’avaient qu’une exploitation de petite valeur et le produit de la vente est vite consommé. D’autres ont préféré la transmettre à leurs enfants. Les cultivateurs, mais aussi les chefs d’entreprises industrielles n’ont souvent pas la mentalité de vendre le patrimoine, mais se placent dans une perspective de transmission. De même, plutôt que de vendre leur logement (en viager), certains préfèrent vivre dans la misère pour préserver leur héritage. Ils auront alors souvent droit au minimum vieillesse, qui les amène juste au dessus de la barre de 3’400 F/m évoquée : sans se douter, ni eux ni leurs héritiers, que celui-ci sera éventuellement récupérable sur la succession. À moins que, sachant cela, ils préfèrent ne pas demander l’allocation afin de ne pas obérer l’héritage. Mais, ceci n’est pas le seul motif ; il se trouve que des personnes qui auraient droit à une allocation ne la demandent pas. De ceci non plus, l’étude rapportée ne paraît pas parler. 

Bref, nous voici par cette publication abreuvés (je vous ai passé les détails : par sexe, par département, etc.) de chiffres dont nous serons tentés de tirer des conclusions – dont on nous invite à tirer des conclusions – à l’emporte-pièce. Alors que cela recouvre des situations très contrastées tant par les montants en cause que par les histoires individuelles qui les sous-tendent. Est-ce une limite des études utilisées par la dépêche ? ou, celle-ci en empilant tant d’éléments dans peu d’espace ensevelissait-elle les points cruciaux ? Lecture faite, est-on plus savant qu’avant ?

Jean-Pierre Haug

 
Pénombre, Janvier 2001