CETTE FRANCE du milieu qui a besoin de futur ». C’est avec ce titre que le dossier du supplément « Économie » du Monde, daté du 21 juin 2005, en trois pages, expliquait le « mal-être » des classes moyennes, leurs « frustrations », leur vague à l’âme, outre-Atlantique également, et tentait d’en définir les contours. Puis, dans son édition du 1er septembre 2005, le même journal titrait, dans la rubrique « Politique économique » : « Matignon veut un big bang fiscal en faveur des classes moyennes ». Et sans désemparer, le lendemain 2 septembre, le même journal, à propos du plan de « croissance sociale » du Premier ministre, intitulait un article « Les classes moyennes sont courtisées par la droite et par la gauche », lequel prenait soin de préciser que « les partis ne manquent pas une occasion de courtiser les classes moyennes qui, bien qu’insaisissables et hétérogènes, détiennent la clef des urnes. »
Quelles seraient donc ces « classes moyennes », dont, selon l’un des articles du dossier du Monde précité, la défense des intérêts serait au cœur de l’élection présidentielle à venir, et auxquelles un autre de ces mêmes articles indiquait que, spontanément, près de 80 % des Français disent appartenir et ce, alors qu’il y a sept ans, en 1998, 42 % des actifs seulement faisaient une déclaration identique ? Car se référer aux « classes moyennes » renvoie à un contenu presque mythique, auquel la mathématique, la statistique, la sociologie, la science politique apportent leurs contributions.
Cette notion apparaît comme une construction tendant à dégager une catégorie idéale de la population qui se glisse entre le « peuple » et les catégories « supérieures » ou « dirigeantes ». Cet idéal répond-il à une réalité ? Et comment ainsi percevoir ses états d’âme et savoir à quel pourcentage de la population elle correspond réellement ?
Des CSP aux PCS : entre moyens et intermédiaires
L’INSEE et ses classifications de la société française pourraient nous aider à nous y retrouver. Jadis, ce service de référence en matière de statistiques utilisait les catégories socioprofessionnelles (CSP) qu’il regroupait en groupes socioprofessionnels. Et au nombre de ces groupes, figurait celui des « cadres moyens ». Était-ce cela la France moyenne ? Car en quoi ces cadres étaient-ils moyens ? Il est vrai que l’INSEE distinguait alors de ceux-ci, les « cadres supérieurs et professions libérales », dont la première branche paraissait coiffer les cadres moyens en question. Il n’y avait pas, en revanche, de « petits cadres » ou de « cadres inférieurs », qui auraient permis de mieux situer ceux qualifiés de « moyens ». Mais est-il séant d’envisager un cadre comme susceptible d’être petit ou inférieur1 ? C’est donc que ces cadres devaient être « moyens », non seulement vis-à-vis des « cadres supérieurs », mais aussi en comparaison des ouvriers, des employés, des salariés agricoles et des personnels de service, autres groupes socio-professionnels distingués à l’époque par l’INSEE et composés de salariés.
Mais on ne peut que rester sur des conjectures, puisque en tout état de cause, les professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) ont succédé aux défuntes CSP comme nomenclature de l’INSEE. Là, il n’y a plus de « cadres moyens », mais des « professions intermédiaires », qui les ont supplantés. Au demeurant, les « cadres supérieurs et professions libérales » ont également disparu pour laisser place aux « cadres, professions intellectuelles supérieures », glissement sémantique qui place désormais la supériorité du côté des professions intellectuelles, que l’on n’imagine pas sérieusement être moyennes ou inférieures...
En dépit de ce glissement des « moyens » vers les « intermédiaires », il suffirait ainsi de décompter les résultats du recensement en relevant le nombre de personnes s’étant déclarées comme appartenant aux « professions intermédiaires », soit 19 % de la population active, pour avoir une idée de ce que sont les classes moyennes, l’on serait rassuré. Il n’en est rien. Car même si, de nos jours, constatant le rapprochement mutuel du sort des employés de celui des ouvriers et la forte interactivité entre ces deux groupes sociaux, l’on ne prétend plus englober avec autant d’assurance que jadis, les employés parmi les « classes moyennes », l’on y confond toujours volontiers dans un même ensemble, travailleurs indépendants et salariés.
Mais même en ayant exclu les employés de cette insaisissable notion, l’on peut légitimement s’interroger sur les points communs entre artisans, petits commerçants et « professions intermédiaires ». Une comparaison trouve rapidement ses limites, en raison du décalage de revenus qui sépare les premiers des secondes. Et moins encore, aujourd’hui, un rapprochement entre les uns et les autres peut-il être esquissé en prenant les affinités politiques comme critère : leurs tendances électorales respectives paraissent à peu de choses près des répliques exactement inverses d’une même réalité nationale. En revanche, au nom de quoi exclurait-on des « cadres, professions intellectuelles supérieures » de l’appartenance aux classes moyennes, si leurs revenus, leurs origines familiales, leurs conditions de logement, les plaçaient dans des situations comparables aux dites professions intermédiaires ? Les cartes se brouillent encore à considérer la tendance de ces dernières à être surdiplômées pour l’emploi qu’elles occupent, ce qui les rapproche, de ce point de vue, des « cadres, professions intellectuelles supérieures ». Faire appel, comme outre-Manche, à une « lower middle class » et à une « upper middle class » ne résoudrait rien, on ne pourrait en tirer comme unique certitude qu’il conviendrait de parler, en tout état de cause, de classes moyennes au pluriel2.
Il y aurait donc plusieurs façons d’être « moyen » ou « intermédiaire ». Et cela rassure d’une certaine manière : tout dépend de ce qui fait l’objet de la mesure. Qu’il s’agisse de revenus, de diplômes, de surfaces habitées, de propriété ou de location, les moyennes obtenues ne concerneront pas forcément les mêmes personnes. Et sans doute est-ce là le secret de la fortune d’une notion apparemment si nébuleuse.
L’attraction exercée par l’horizon de la médiocrité : un paradoxe ?
Indéfinissables, les classes moyennes le demeurent. On se soucie peu, en fait, de savoir en quoi et par rapport à qui elles sont moyennes lorsque l’on s’y réfère à travers la presse, les enquêtes d’opinion, la plupart des analyses sociologiques et les débats politiques. Mais chacun peut s’y reconnaître, s’y retrouver et s’y identifier, ce qui, compte tenu de la diversité et de l’imprécision des acceptions de l’expression, conduit à s’adresser, en fait, à une majorité de la population. Dans ces conditions, on comprend mieux la séduction périodiquement exercée par les classes moyennes sur les milieux politiques. Ainsi se trouve-t-on réduit, faute d’une définition précise et répondant à des critères scientifiques rigoureux, à se contenter d’une vérité… moyenne ! Laquelle répond fort bien en réalité à la raison d’être de la notion, d’essence avant tout politique et non sociologique ou statistique.
Et, comme en écho à l’affirmation en 2005 par Matignon et selon les termes de l’article précité du Monde sur le « big bang » fiscal, de la définition des classes moyennes comme comprenant les personnes gagnant entre 2 000 et 3 000 euros – lesquelles d’après les statistiques de l’INSEE représentent entre 10 et 15 % - résonne singulièrement le propos de Guizot, selon lequel la monarchie de Juillet constituait le gouvernement de la classe moyenne alors que ce régime pour un pays peuplé de 35 millions d’habitants, comptait 250 000 électeurs et moins de 60 000 éligibles.
Voilà de quoi, pénombresquement, boucler la boucle. Et d’ailleurs, en empruntant aux mathématiques pour rendre une réalité qui ne correspond que de loin à la définition qu’en donne cette science, la notion de classes moyennes ne s’accorde-t-elle pas avec le concept de centre en politique ? Sans doute, mais c’est là une autre histoire…
Chadanou Doubsar
1. Toutes choses égales par ailleurs, l’on osera cette comparaison avec ces départements qui autrefois étaient dénommés « Basses-Alpes », « Charente-Inférieure », « Loire-Inférieure », « Basses-Pyrénées » et « Seine- Inférieure »… Seul le Bas-Rhin paraît jusqu’à présent avoir résisté au désir de se rehausser.
2. Ce qui n’est pas sans évoquer la classification de la population des villes italiennes de la Renaissance : entre la noblesse et le prolétariat urbain, deux couches se distinguaient, avec leur propre représentation politique : le popolo grasso et le popolo minuto…
Ndlr : un article du supplément Économie et Finances du Monde du 3 février 2006 est intitulé « En Russie, la classe moyenne représente 20 % de la population ». Voilà qui est clair et net.
Pénombre, Juillet 2006