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What is a billion ?

En décembre 2009, Nobuo Tanaka, directeur général de l’agence internationale de l’énergie (AIE) prévoyait qu’un échec des négociations sur le ré¬chauffement climatique de Copenhague « coûterait cinq cents milliards de dollars par an » (lemonde.fr du 6/12/2009). Renseignement pris sur le site de l’AIE, il s’agirait d’un supplément annuel à la somme de dix mille six cents milliards de dollars, d’investissements nécessaires, d’ici à 2030, afin de limiter à deux degrés le réchauffement climatique. Sur vingt ans, l’investissement nécessaire serait donc de vingt mille six cents milliards de dollars.

Copenhague échoua et Le Monde titra le 9 novembre 2010 : « Pour l’AIE l’échec de Copenhague pourrait coûter mille milliards de dollars ». Le rapport World energy outlook 2010 de l’AIE précise en effet qu’il faudra maintenant dépenser onze mille six cents milliards de dollars d’ici 2030. Difficile de dire ce qui s’est passé entre-temps, mais il semble qu’on ait économisé neuf mille milliards de dollars.

Une broutille rapporté au PIB mondial évalué par l’agence à soixante-sept mille deux cents milliards de dollars en 2008, soit un million trois cent quarante-quatre mille milliards de dollars sur vingt ans.

OK, cette introduction tirée de faits réels souhaite attirer l’attention non pas sur les stratégies des petits-Pierre-qui-crient-au-loup contemporains, mais sur une question de taille : à mesure que se mondialisent les enjeux et que se développe l’évaluation (au sens de donner une valeur à des choses), on approche des limites de notre capacité à exprimer les grands nombres. Je ne parle pas aux scientifiques qui manipulent les puissances de dix, mais plutôt aux poètes, qui doivent exprimer des idées de manière élégante et évocatrice.

Si vous vous donnez la peine, cher lecteur, de vous référer aux sources de l’AIE, vous constaterez qu’étant anglo-saxonnes, elles énumèrent ces nombres de façon très différente de celle qui est faite ici : les termes billion et trillion remplacent avantageusement les notations conventionnelles utilisées ici : milliards, milliers de milliards.

Pour une raison fort intéressante, nous y reviendrons ensuite, les termes billion et trillion n’ont pas la même valeur des deux côtés de l’Atlantique. Ainsi, lorsqu’un Américain dit 1 billion (prononcez « oine billionne »), l’on doit ici traduire « un milliard » et quand il dit 1 trillion, l’on devrait dire ici un billion, mais par peur des faux amis (beaucoup de journalistes et traducteurs ont commis le contresens), alors on dit « mille milliards »…

Historiquement, c’est au mathématicien français Nicolas Chuquet que l’on doit l’invention au 15e siècle des termes nécessaires à la description de nombres supérieurs à cent mille millions.

Mais partons de zéro. Notre numération est depuis longtemps construite sur la base dix. Chaque puissance de dix a un nom propre, indépendant de la précédente jusqu’à mille (dix, cent, mille) ensuite, on utilise des multiples de mille, jusqu’au million (dix mille, cent mille). Au-delà, selon Chuquet, on utilise les multiples du million (dix, cent, mille, dix mille millions…) jusqu’au million de millions, qu’il propose d’appeler billion (un billion est un 1 suivi de douze zéros). Bi, qui signifie deux, exprime ici la puissance d’élévation du million (soit un million élevé au carré). On a ensuite le trillion (ou million au cube, d’où le préfixe tri), le quadrillion (puissance quatre) …

Puis la terminaison « iard » est intervenue pour désigner chaque millier de n - illions. On ne dit plus mille millions mais un milliard, mille billions, mais un billiard. Le succès de la terminaison « iard » peut s’expliquer par la plus grande facilité à lire les nombres en regroupant les chiffres qui les constituent trois par trois, plutôt que six par six. Cependant, les préfixes bi, tri et quadri perdent ici leur sens, le fbilliard (quinze zéros) n’étant pas le carré du milliard (neuf zéros).

C’est en suivant cette logique que la règle de Chuquet (aujourd’hui dite échelle longue) a été pervertie au cours des siècles suivants. Au 18ème siècle, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert offre ainsi la définition suivante du billion : S. m. (Arithmet.) on donne ce nom en Arithmétique au chiffre qui occupe la dixieme place d’une suite horisontale de chiffres, en commençant de la droite vers la gauche, ainsi qu’on en est convenu dans la numération (…). Dans le nombre 4 320 567 827, composé de dix chiffres, le chiffre 4 qui est le dixième en commençant par la droite, signifie quatre billions : or un billion vaut dix fois cent millions, de même qu’un million vaut dix fois cent mille, &c. suivant l’institution de la valeur locale des chiffres.

On retrouve le même usage au 19ème siècle dans le Littré, qui cite cependant « l’ancienne numération, disparue au 17ème siècle ».

Il semble cependant que certains cercles français continuent de défendre l’ancienne numération de Chuquet, puisqu’elle se retrouve en annexe du décret N°61-501 du 3 mai 1961 relatif aux unités de mesure et au contrôle des instruments de mesure. La formule est mathématique ici : « Numération des très grands nombres : pour énoncer les puissances de 10, à partir de 1012, on applique la règle exprimée par la formule : 106N = (N)illion, exemples : 1012 = billion, 1018= trillion (…), 1036 = sextillion, etc. »

La norme actuellement en vigueur dans notre pays rend donc au billion son sens originel et ses douze zéros.

Mais entre-temps, les États-Unis d’Amérique ont connu le développement que l’on sait, adoptant au 18ème siècle certaines normes en usage chez nous à l’époque, parmi lesquelles le billion à neuf zéros, que nous appelons aujourd’hui milliard. Leur supré¬matie s’installant notamment dans le domaine qui fait le plus grand usage de ces nombres : les affaires.

Depuis, même les Anglais ont fini par changer de référence : en 1974, le premier ministre Harold Wilson confirme au Parlement l’adoption de l’échelle américaine (ou échelle courte), rompant avec une tradition déjà ancienne, puisque John Locke préconisait l’échelle longue de manière explicite dès 1690 dans son « Traité de l’entendement humain », dans lequel il regrettait l’absence de mots pour les très grands nombres en s’amusant de ce que : certains américains avec qui je me fuis entretenu, & qui avoient d’ailleurs l’efprit affez vif & affez raifonnable, ne pouvoient en aucune manière compter comme nous jufqu’à mille, n’ayant aucune idée diftincte de fe nombre, quoi qu’ils puffent compter jufqu’à vingt. C’eft que leur langue peu abondante, & uniquement accommodée au peu de befoins d’une pauvre et fimple vie, qui ne connoiffoit ni le Négoce ni les Mathématiques, n’avoit point de mot qui signifiât mille, de forte que lorsqu’ils étoient obligés de parler de quelque grand nombre, ils montroient les cheveux de leur tête, pour marquer en général une grande multitude qu’ils ne pouvoient nombrer.1

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Le monde est aujourd’hui théoriquement partagé en deux : les pays qui, comme la France, conservent « l’échelle longue » du billion à douze zéros (Belgique, Italie, Allemagne) et ceux qui pratiquent « l’échelle courte » (Grande Bretagne, USA, Brésil, Turquie…). Je dis théoriquement car l’échelle courte est si dominante, que peu de pays pratiquent réellement la longue. Certains comme la Russie pratiquent le milliard, mais nomment trillion le millier de milliards, à la mode US.

Malgré la Loi, les Français n’utilisent jamais les termes proposés au-delà du milliard, préférant ajouter les mille aux milliards. Ils se retrouvent alors dans une situation comparable à celle des anciens Grecs, qui auraient exprimé le nombre de dollars supplémentaires nécessaires au maintien à deux degrés… par la formule « une myriade de myriades de myriades de dollars ».

(illustration de D. Lizambart pour une reproduction de cet article par la revue Office et Culture)

Seuls les Allemands font une utilisation orthodoxe et fréquente de l’échelle longue, peut être parce qu’eux ont eu, dans les années 1920, à pratiquer de manière courante les billets de banque libellés en milliards puis en billions de marks à mesure que galopait l’inflation.

Or l’inflation de grands nombres dont il est ici question nous rend vulnérables : est-on en mesure d’apprécier une situation dont nous sommes incapables de décrire clairement les contours ?

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Alors, cher lecteur, afin de vous armer face aux flux d’informations chiffrées, voici un petit exercice d’apprivoisement des grands nombres :

Soit un monde en danger auquel un comptable malin propose le pacte suivant : je sauve le monde si vous me donnez chaque mercredi pendant un an une somme double du mercredi précédent, en commençant mercredi prochain par la somme d’un dollar. Quel montant total aura-t-il reçu à l’issue du cinquante-deuxième mercredi ?

La réponse est 4 503 599 627 370 497, quatre billiards cinq cent trois billions cinq cent quatre-vingt-dix-neuf milliards six cent vingt-sept millions trois cent soixante-dix mille et quatre cent quatre-vingt-dix-sept dollars selon l’échelle longue. Mais quatre quadrillions cinq cent trois trillions cinq cent quatre-vingt-dix-neuf billions six cent vingt-sept millions trois cent soixante-dix mille quatre cent quatre-vingt-dix-sept dollars selon l’échelle courte. Soit soixante-sept fois le PIB mondial de 2008 !

Fabrice Leturcq

1. Locke, Traité de l’entendement humain, version traduite par P. Coste, 1735, 3° édition, livre II, chapitre XVI.

PS : il semble finalement que le monde ait pris conscience du problème, puisque nos dirigeants ont pris de manière solennelle et unanime, à Cancun, la décision de limiter l’accroissement du réchauffement climatique à … deux (1+1) degrés !

Citation de Philippe Geluck

 

Pénombre, Juin 2011