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La lettre grise

Supplément à la lettre d'information de Pénombre
association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Fondée par Lucio Nero

Automne 1995, numéro 1

 

Observer des toxicomanes et l'usage de la drogue?

René Padieu (ORSAS - 9 juin 1995)

Lettre grise No 1, partie 1 2

"Pour des raisons liées à notre logiciel d'édition, la version Internet de ce texte diffère quelque peu de sa version originale, sans toutefois que le sens n'en soit affecté. Nous nous en excusons aussi bien auprès de l'auteur que de nos lecteurs."

Nous nous sommes mis à deux, notre hôte et moi, pour décider le titre et le sujet de cet exposé. Monsieur Schléret a proposé les mots du titre; et moi, la ponctuation: le point d'interrogation. D'emblée, si vous attendez que je dresse un tableau chiffré de la toxicomanie, vous serez déçus. Nous avons déjà beaucoup de résultats; mais nous sommes surtout riches de ce que nous ignorons: c'est le motif de cette ignorance qui fait problème et qui me paraît intéressant. Cela étant, j'ai une certaine appréhension, parce que ce que j'ai à dire semblera éloigné peut-être des préoccupations immédiates des praticiens de cet auditoire. Mais, l'Orsas souhaitait m'entendre parler de méthodologie. Et, je crois en effet qu'il y a un lien à faire entre celle-ci et la pratique.

Il s'agit d'un objet (toxicomanie et drogue) et il s'agit de l'observer: cela implique des conditions techniques. Mais, cette activité d'observer cet objet particulier s'avère si particulière et, pour tout dire, problématique, que l'on en vient à s'interroger sur ce qu'elle signifie.

Dans une première partie, donc, nous allons voir un peu comment observer le phénomène de la toxicomanie et ce que l'on peut dire des résultats. Puis, débordant l'activité d'observation et d'interprétation, nous la restituerons dans son contexte social et politique.

 

I - Observer

On demande à observer quelque chose. Ici, nous sommes dans un "observatoire" de la santé; aujourd'hui, l'objet auquel nous nous intéressons est la toxicomanie.

 

11. Perspective globale ou perspective individuelle

Première remarque: cet objet est un objet global. Ce n'est pas la toxicomanie d'un individu particulier, que l'on voudrait mettre en évidence et caractériser: par exemple pour l'aider à la surmonter, comme le ferait un thérapeute. Il s'agit des toxicomanies, dans leur ensemble; et, de l'usage de drogue, de façon générale; pas de l'usage particulier qu'une personne précise fait d'une drogue spécifiée. Cette optique collective, qui est celle de la santé publique et de la statistique, se distingue de celle qui s'intéresse au cas, laquelle est l'optique du médecin mais aussi, dans un autre domaine, celle du juge. Bien entendu, le collectif est fait de la multiplicité des cas individuels. On passe de ceux-ci au collectif par une synthèse des cas individuels. C'est le propre de la statistique, d'opérer une telle synthèse - d'où, mon intervention aujourd'hui - mais elle n'est pas la seule voie de synthèse: c'est simplement une voie un peu plus formalisée.

Au passage, je voudrais signaler que la statistique n'est pas nécessairement un traitement chiffré des données, contrairement à l'image que beaucoup en ont. Le numérique se laisse formaliser plus aisément; mais la statistique traite aussi des données qualitatives. A côté de résultats quantifiés (comme une moyenne, un pourcentage, un taux d'évolution) elle fournit des résultats qualitatifs (comme: construire une typologie, qui fait ressortir des groupes d'individus, ou encore: établir que quelque chose est lié dans son évolution à telle ou telle caractéristique des individus en cause).

 

12. Les conditions de l'observation

Visée individuelle ou visée synthétique, il faut commencer par repérer les situations ou événements individuels. Ce sont là les objets à observer. Ceci nécessite trois conditions:

  • l'objet de l'observation doit être défini. Lorsque la Délégation à la lutte contre la drogue m'a demandé d'expertiser les statistiques existantes, afin d'apprécier si elles étaient significatives, j'ai d'abord demandé "qu'est-ce qu'un toxicomane?" J'ai eu une grande variété de réponses. Il pouvait s'agir de ceux qui sont toxico-manes, c'est à dire dépendants à une substance, "accro", ou bien de ceux qui en font un usage plus ou moins intense ou sporadique au contraire. Et, on pouvait englober l'ensemble des substances susceptibles de provoquer une dépendance, y compris alcool, tabac, médicaments, solvants, ou seulement les produits classés illicites. (De surcroît, la statistique policière suit la loi: qui n'interdit pas d'être toxicomane, mais qui interdit de détenir ou consommer les substances en cause. Les infractions dénombrées concernaient à la fois les consommateurs et les trafiquants ou intermédiaires.) On ne peut prétendre compter ou mesurer quelque chose que si l'on sait précisément ce qu'il s'agit de compter ou mesurer.

  • l'objet doit être observable. Une fois défini ce qu'il faut voir, il faut encore pouvoir le voir effectivement. Dans le domaine qui nous occupe, qui est en bonne part clandestin, le fait se dérobe à l'observation. Non seulement ce qui est illégal est dissimulé, mais aussi le trouble personnel dont la toxicomanie est la manifestation (ou, qu'elle entretient) ne porte pas les individus à se livrer. Il faut donc des stratégies précises pour avoir accès aux faits, pour gagner la confiance des sujets. Ce n'est pas tout: une fois en présence de la personne concernée, comment mettre en évidence le fait qu'elle soit "toxicomane"? Va-t-on s'en remettre à sa déclaration, ce qui pose un problème de sincérité, mais aussi de définition, là encore, de la toxicomanie: définition subjective, par auto-qualification? ou définition objective, en référence à des critères physiques ou cliniques?

  • l'observation doit être permise. Il s'agit d'accéder à des faits personnels, de pénétrer donc dans l'intimité de la personne. De quel droit? La curiosité du chercheur est-elle une justification suffisante? Peut-on se réclamer de l'intérêt de la science? Ne faut-il pas avoir l'accord de la personne concernée? Et, s'agissant d'une personne dont la conscience et la volonté sont perturbées, que signifie un tel accord et que vaut l'exigence de cet accord? Enfin, un mandat de la puissance publique dispense-t-il de l'accord de l'intéressé? Clairement aussi, le fondement éthique de l'autorisation d'observer comporte la permission d'un certain usage: par exemple, pour des études épidémiologiques ou pour apprécier le fonctionnement et l'efficacité d'une institution intervenante; mais, comporte aussi l'interdiction d'autres usages.

 

13. Les ambiguïtés de la synthèse: la mesure

Supposons que nous avons fait un grand nombre d'observations, suffisamment pour prétendre à une appréciation d'ensemble. Nous les ramenons à quelques conclusions simples, des résultats, que je distingue en deux types: soit la mesure de l'ampleur du phénomène (son extension, son évolution, son inégal développement selon les territoires, les classes sociales, selon l'âge ou le sexe, etc.); soit la mise en évidence de relations entre ce phénomène et diverses caractéristiques des personnes en cause ou divers événements (physiques, sociaux, économiques, juridiques, etc.).

On voit bien l'utilité de tels résultats: ils permettent de dépasser des impressions ou des préjugés, de mieux fonder nos jugements, de prendre en connaissance de cause des décisions (administratives ou autres). On voit parfois moins bien les erreurs que l'on peut faire dans l'élaboration et l'interprétation de ces résultats. Aussi, je voudrais m'y arrêter quelques instants, en commençant par la mesure des phénomènes.

 

a/ Confusion sur le concept

La première question est "qu'avons-nous réellement mesuré?". On entend souvent demander: combien y a-t-il de toxicomanes en France? Nous retrouvons le problème évoqué plus tôt: celui de la variété des définitions.

Un chiffre traîne dans la littérature et dans les discours: 150'000. Mais, une enquête de la Fondation Education-Jeunesse, il y a un peu plus de deux ans, donnait 4 à 5 millions d'usagers plus ou moins réguliers de cannabis. Pour que ces deux chiffres soient contradictoires, il faudrait que l'une des deux sources ou bien soit mensongère ou bien repose sur une enquête mal faite: ce n'est pas le cas. Elles sont compatibles, mais simplement ne parlent pas de la même chose. Cinq millions de consommateurs, c'est beaucoup, c'est plus qu'on ne s'y attendait: voilà qui est alarmant! Mais, s'il n'y a "que" 150'000 toxicos, cela ne veut-il pas dire que la plupart des usagers de cannabis ne sont pas toxicomanes: voilà qui est rassurant! Ou encore, si ces 5 millions sont effectivement "toxicomanes", sans qu'il en résulte de problème social ou sanitaire majeur (car, à cette échelle, cela se verrait), c'est que sans doute la toxicomanie n'est pas le "fléau" qu'on prétend: voici une autre manière de nous rassurer. Mais alors: les 150'000, ce seraient ceux seulement pour qui la toxicomanie serait critique? Pour beaucoup de nos concitoyens, le haschich n'est pas le problème central: celui-ci, c'est l'héroïne. Les 150'000 sont-ils donc les vrais toxicomanes: les héroïnomanes? Or, ceci n'est pas exact non-plus: ces derniers ne font que les trois quarts environ des 150'000 (le décompte est un peu embrouillé du fait de la polytoxicomanie).

Il reste que la figure centrale de l'héroïnomane oblitère la vision. Même des spécialistes tombent dans ce réductionnisme. Ils nous décrivent la toxicomanie, le parcours du toxicomane en nous présentant en fait le portrait standard d'un héroïnomane. Etant sous-entendu, sinon par eux, rapidement par leur lecteur, que tous les héroïnomanes suivent le même itinéraire... On côtoie ici une question sur laquelle nous pourrons revenir: la compréhension que nous avons d'un résultat statistique (ou, plus généralement, d'un fait rapporté) dépend de l'appréhension que nous avons d'abord.

Ainsi, souvent, on nous mesure quelque chose; nous en avons le chiffre; mais, nous ne savons pas clairement le chiffre de quoi. La prescription de méthode que j'en tire est que nous nous efforcions d'être précis. Ne mêlons pas consommation et dépendance. S'il s'agit d'héroïne, disons "héroïne". N'employons jamais le mot de "toxicomanie"; ou alors, faisons-le suivre d'une précision qui en cerne le sens. Ceci n'est pas toujours commode, c'est souvent un peu compliqué, mais c'est nécessaire si nous voulons que ce que nous disons veuille dire quelque chose. Par exemple, les "150'000" déjà évoqués, que recouvrent-ils? Il s'agit d'un calcul estimant le nombre de toxicomanes actuels qui passeront un jour ou l'autre dans les centres d'accueil ou traitement pour toxicomanes. Ce sont donc les toxicomanes au sens où l'entend l'enquête annuelle dite "de novembre" faite par le SESI auprès des institutions de soins qui reçoivent des toxicomanes. Ceux qui guériront tout seuls, ceux qui seront traités par leur médecin de ville, ceux qui resteront toute leur vie dans une toxicomanie maî-trisée, ne sont pas dans ce décompte. Ils ne sont d'ailleurs dans aucun décompte.

 

b/ La partie pour le tout

La seconde difficulté que je mentionne tient au fait que l'observation est souvent partielle. Je viens de l'évoquer à propos des institutions sanitaires: elles n'accueillent, à un moment donné, qu'une partie de leur clientèle potentielle. Evaluer cette clientèle potentielle suppose donc un calcul par extrapolation. Les 150'000 "toxicomanes au sens de l'enquête du SESI", déjà cités, ne sont qu'une trentaine de mille à se présenter dans les centres de soin au cours d'une année. De même, les quelque 50'000 contrevenants à la législation des stupéfiants arrêtés une année donnée par la police et la gendarmerie ne sont qu'une fraction - inconnue, du reste - de ceux qui sont de fait en infraction. Il ne faut pas donner ce nombre partiel comme mesure du total. Et, même son évolution ne mesure pas l'évolution d'ensemble. Que la police arrête davantage de délinquants ne signifie pas que la délinquance dans la population augmente; en tout cas, pas forcément du même pourcentage. De même, que les centres pour toxicomanes accueillent davantage de personnes ne signifie pas que la toxicomanie augmente dans la même proportion. En effet, le taux de "capture" ou, si vous préférez, la propension à recourir aux institutions en cause, dépend de nombreux facteurs; et ceux-ci ne sont pas en général constants au cours du temps.

Figurons ceci par le schéma que voici, où un "filtre" s'interposerait entre le phénomène considéré et l'observateur. J'y ai fait figurer trois facteurs qui peuvent influer sur le filtre. L'un est l'attitude des toxicomanes envers les institutions (A.T.I.) : ils s'y présentent ou ils s'y dérobent en fonction de ce qu'ils éprouvent. Si la toxicomanie évolue, non seulement dans son extension, mais encore dans ses caractéristiques, on conçoit que cette évolution comporte un changement dans l'attitude des toxicomanes. En second lieu, l'attitude des institutions envers les toxicomanes (A.I.To): pour les institutions de soins, elles peuvent être plus ou moins accueillantes, faire ou non de la publicité; pour les institutions répressives, c'est encore plus net, car, dans un domaine où les victimes ne portent pas plainte, la constatation des infractions relève de l'initiative des services. L'ampleur des moyens disponibles, la concurrence d'autres missions, les priorités données par le Ministre, le Préfet, le Procureur, la diligence des fonctionnaires, ... autant de facteurs qui peuvent varier dans le temps. Enfin, j'ai marqué aussi l'incidence possible d'enjeux institutionnels (A.I.Tu: attitude des institutions envers la tutelle). C'est moins facile à dire, mais on conçoit que le désir de justifier l'action auprès d'une tutelle comporte le désir de présenter des statistiques favorables. Il ne doit s'agir que dans une minorité de cas d'une fraude délibérée, falsifiant les chiffres. Mais on imagine aisément des situations où l'on privilégie le traitement des cas faciles à traiter, ou valorisants: le compte rendu sera conforme à l'activité, mais celle-ci aura été orientée par l'image que l'on veut donner. Ou encore, sans même cette intention, on peut tout simplement, selon l'optique que l'on a, l'option éthique ou thérapeutique adoptée, privilégier le traitement des cas que l'on considère en conscience comme plus dignes d'intérêt.

Dès lors, on comprend que la partie observée ne soit pas à l'image du tout; ni que son évolution soit parallèle à l'évolution d'ensemble. Un constat le rendra évident. Dans la statistique sanitaire, on trouve une large majorité d'héroïnomanes; dans la statistique policière, ils sont minoritaires. Ceci montre bien qu'on ne saisit pas les mêmes individus de part et d'autre: les deux dispositifs sont sélectifs; et ils le sont différemment. Quant à la cocaïne, on en trouve remarquablement peu aussi bien d'un côté que de l'autre. Or, les douanes saisissent sensiblement plus de cocaïne que d'héroïne: sauf à expliquer pourquoi elles seraient massivement plus efficaces pour l'une que pour l'autre, il faut admettre que le trafic de cocaïne est au moins du même ordre de grandeur que celui d'héroïne. Même en admettant qu'il s'agirait pour beaucoup d'un transit, la cocaïne importée étant réexportée, on peut aussi supposer une consommation domestique de cocaïne qui échappe largement aux deux observatoires que sont le dispositif sanitaire et le dispositif policier.

Les statistiques "de clientèle" ne doivent donc pas être prises comme mesurant la toxicomanie. Une méthode plus fiable serait de bâtir une enquête représentative: au lieu d'attendre l'occasion d'une rencontre (judiciaire ou thérapeutique) avec un toxicomane, prendre un échantillon a priori de la population du pays, visiter chaque personne dans cet échantillon, déterminer quelles personnes sont ou ne sont pas toxicomanes, selon la définition qu'on aura adoptée. On peut même, simultanément, distinguer suivant différentes définitions. Cette voie est régulièrement suivie aux Etats-Unis, mais pas en France. Examiner pourquoi sera une autre question.

Relevons aussi que, dans les enquêtes en population générale, si le biais de sélection est en grande partie évité, la qualification précise de la situation individuelle observée n'est pas pour autant réglée. Les enquêtes américaines se bornent à demander si telle ou telle drogue a été consommée: les effets produits et notamment l'existence d'une dépendance ne sont pas demandés. Autant la statistique des personnes reçues dans les centres de soins sous-estime la toxicomanie, autant cette statistique de consommation la surestime.

Mais, même avec une enquête telle que je la décris, on n'atteint pas forcément 100% des personnes considérées. C'est qu'en effet l'accès à certaines catégories de population est difficile: les quartiers où la toxicomanie est le plus prévalante sont aussi ceux où il n'est pas aisé de pénétrer; et, les consommateurs n'y sont pas aisément repérables: on n'en a pas de liste a priori, ils habitent dans des squats ou locaux de ce genre, etc. On a donc une déficience de l'enquête, qui équivaut, quoique en moins marqué, à celle évoquée pour la clientèle des institutions.

Une telle enquête générale, ayant un déficit, pour les franges les moins accessibles, demande à être complétée par des investigations de terrain moins formalisées, qui donnent des résultats moins assurés, mais qui corrigent autant que possible la défaillance de l'enquête principale. C'est ainsi que, il y a quelques années, un projet circonscrit au district de Washington mettait en commun tout ce que les divers intervenants sociaux, médecins, policiers, éducateurs, etc. pouvaient savoir. Dans un ordre moins systématique, en France, les enquêtes anthropologiques de l'IREP, notamment, ont montré la possibilité d'approcher les populations a priori les moins accessibles aux enquêtes ordinaires.

 

c/ Les phénomènes mêlés

Une troisième ambiguïté est le fait qu'un même résultat peut rendre compte du cumul de deux phénomènes: il faut alors prendre garde à ne pas l'attribuer à un seul. Ici, j'irai assez vite, puisque j'en ai déjà cité les éléments. Reprenons nos statistiques de clientèle (policière ou sanitaire): j'ai indiqué qu'elles ne retraçaient pas l'évolution de la toxicomanie. La cause en était qu'intervient ce que j'ai appelé un "filtre". On peut aussi dire que ce qu'on observe est la résultante de deux phénomènes: le comportement des toxicomanes et celui des institutions. On dirait qu'elles sont ambivalentes: car le résultat rend compte de ces deux éléments de façon indissoluble. Il s'agit d'une statistique d'activité, laquelle cumule la dynamique du phénomène considéré et celle de l'organisme.

 

14. Les ambiguïtés de la synthèse: la signification des liaisons observées

Ici, nous regardons l'autre utilisation de l'analyse statistique: non pas la mesure d'un phénomène, mais la mise en évidence de liaisons entre caractéristiques des sujets concernés ou de leur environnement. Par exemple, nous voyons sur le tableau très schématique de la fig. 6a que les sujets qui sont "A" et non pas "B", sont majoritairement "X" plutôt que "Y"; tandis que les "B", eux, sont le plus souvent "Y". (Dénonçons au passage la présentation qui consisterait à donner la dominante comme la règle, à bâtir le "portrait-robot" des A en suggérant que "tous les A sont X"!)

mise en évidence d'une corrélation

A

B

X

35

10

Y

15

40

figure 6a

Dans ce genre d'analyse, nous retrouvons la même exigence quant à la définition claire de ce dont on parle. Je n'y reviens pas. A la différence au contraire du cas d'une mesure, la sélectivité de la collecte, la mauvaise représentativité de l'échantillon, n'interdit pas de faire apparaître une liaison. Elle est seulement, souvent, atténuée [fig. 6b] ou, à l'inverse, accusée: il faut donc rester vigilant.

la sélection de l'échantillon peut atténuer ou modifier la liaison

A

B

X

30

15

Y

17

38

figure 6b

J'illustrerai cette vigilance sur un exemple (celui de l'escalade), après avoir fait sur ce type de résultats que j'évoque maintenant trois remarques: sur leur utilité, sur leur stabilité, sur leur interprétation.

 

a. L'utilité

Même si la nature et l'intensité de la liaison révélée ne sont pas très précisément établies, l'existence du lien peut être suffisamment probable pour alerter les responsables. Un exemple: il y aura bientôt dix ans, les enquêtes ont établi une correspondance entre la toxicomanie intraveineuse et la prévalence du Sida d'une manière suffisamment nette pour entraîner une réaction des pouvoirs publics: la libération de la vente des seringues.

 

b. La stabilité

Les liaisons ainsi détectées sont suffisamment stables pour qu'il ne soit pas nécessaire de réitérer l'enquête; du moins, pas fréquemment. Avec l'optique de mesurer le phénomène, au contraire, il importe d'actualiser la mesure à termes assez rapprochés. Par exemple, les enquêtes épidémiologiques ont montré que les toxicomanes reçus dans les structures de soins étaient plus fréquemment que la population générale issus de familles désunies (divorcés, séparés) ou monoparentales. Ceci est une indication étiologique précieuse: qui d'une part oriente la recherche sur ce qui détermine la toxicomanie et, d'autre part, permet de cibler l'action publique (préventive par exemple) sur des populations particulières où elle aura plus d'impact. Ce résultat est acquis: ce n'est pas la peine de refaire la même étude.

 

c. L'interprétation

Cet exemple conduit à dire un mot sur un terme courant en épidémiologie et que j'estime extrêmement pervers: le terme de "facteur de risque". En effet, il est alors commun de prendre une correspondance de fait pour l'indice d'une relation de cause à effet: vu que les "A" sont souvent des "X", on conclut que ce serait parce qu'ils sont "X" qu'ils sont devenus "A". Dans notre exemple: c'est parce que les parents ont divorcés, que l'enfant est devenu toxicomane. Cet exemple est simple à dénouer. Si cet enchaînement était vrai, on aurait le remède: il suffirait d'interdire le divorce! Ce qui apparaît facilement simpliste -pour ne pas dire absurde - avec cet exemple est parfois un peu plus subtile, un peu plus caché: de bonne foi, on glisse de l'un à l'autre. En bonne logique, une coïncidence entre A et X ne signifie pas plus que X entraîne A ou que A entraîne X. Dans certaines situations, A et X peuvent même s'entraîner réciproquement. Il y a enfin une autre possibilité, qui est peut-être la plus fréquente en fait: qu'un troisième facteur, que l'on n'a pas observé, soit à la fois la cause de A et de X, A et X n'ayant entre eux aucun lien direct. Dans le même exemple, on imagine facilement que le mauvais fonctionnement de la cellule familiale entraîne à la fois la séparation des parents et un déficit éducatif ou affectif de l'enfant qui entraîne sa toxicomanie. Ou, pour être plus précis et plus prudent encore: qui, joint à d'autres circonstances, favorise l'apparition d'une gamme de comportements, parmi lesquels la toxicomanie.

On voit alors que "X" (avoir des parents divorcés) n'est pas un "facteur", qui serait responsable d'un "risque", c'est à dire qui ferait participer le sujet à une loterie où il aurait plus de chance qu'un autre de tirer le ticket "A" (toxicomanie). D'une part, moralement, cette assimilation est une stigmatisation peu justifiable. Elle peut même être contreproductive lorsqu'il s'agit de tirer le sujet de son état. Tout au mieux pourrait-on parler d'un facteur de "chance" pour l'intervenant: celui-ci, en s'adressant à des "X", a une meilleure probabilité de trouver des clients pour sa thérapeutique.

 

d. Une liaison suggérée par la sélectivité de l'observation

Restant sur cette question de savoir quoi entraîne quoi, lorsqu'on met en évidence une correspondance, j'évoquerai la question de l'"escalade". Selon cette vue, fumer du haschich prédispose à passer à une drogue dure (héroïne). Mon propos n'est pas d'examiner les arguments qui peuvent être tirés de la neurobiologie ou d'autres disciplines, mais seulement de voir que les statistiques disponibles ne permettent en aucune façon de fonder l'existence de ce mécanisme d'escalade. Elles ne permettent du reste pas de l'infirmer. Mais, l'argument est quelque fois pris des statistiques sanitaires: une majorité d'héroïnomanes déclarent avoir commencé avec le haschich. Or, le champ de la statistique en cause englobe les quelque 100 à 120'000 héroïnomanes français "au sens du SESI"; tandis qu'il ne couvre pas les 4 ou 5 millions de consom-mateurs de haschich, qu'une autre source dénombre. Il faut donc dire que, si une majorité d'héroïnomanes consomment ou ont consommé du haschich, une majorité de consommateurs de haschich ne sont pas héroïnomanes. Et, cette majorité est si écrasante (peut-être 98%) qu'on peut sans risque extrapoler que, parmi eux, la plupart ne consomment ni ne consommeront jamais d'héroïne. Ce "non-résultat" n'interdit pas qu'existent des itinéraires, pour certains types de sujets, qui conduisent du haschich à l'héroïne; mais la statistique épidémiologique ne valide pas que ce soit un modèle général ni même prévalent.

Me voici au terme de la première partie de cet exposé. J'ai évoqué un certain nombre de problèmes qui surgissent lorsqu'on essaie de se faire une image d'un phénomène tel que la consommation de drogue dans un pays. J'ai insisté sur certaines difficultés, certains traquenards, même. Pourtant, cette connaissance est utile. Elle semble même indispensable si l'on veut que l'action se fonde sur une juste appréciation de la réalité et non sur des préjugés ou des préférences. En somme, pour prendre une distinction classique en psychologie, il s'agit de fonder l'action sur un principe de réalité, plutôt que sur un principe de plaisir. Et, cette réalité ne se laisse saisir que si l'on prend un certain nombre de précautions méthodologiques. C'est ce que j'ai voulu signaler. Or, ces précautions, comme toutes les précautions, ne valent qu'autant qu'on veut les prendre.

Quoi qu'il en soit, force est de constater que le "phénomène-drogue" persiste malgré ce qu'on prétend faire à son encontre. Et, malgré le souhait affiché de le comprendre, force est de constater aussi que sa compréhension n'est pas acquise. J'ignore dans quelle mesure ce déficit de compréhension contribue à l'absence de maîtrise du phénomène. On n'a pas de reconnaissance partagée d'un corps de théorie, ni un programme cohérent de travaux pour compléter cette théorie et lever ses alternatives. On a néanmoins acquis une certaine connaissance: elle est largement ignorée des décideurs. Ils n'y prélèvent, chichement, que ce qui plaît à leur a priori. Le phénomène continue et les controverses à son propos, aussi. Un exemple entre cent: l'injonction thérapeutique. Certains sont pour, d'autres, contre. On n'a rien fait pour en constater l'efficacité; ni, l'inefficacité.

Regardons, par contraste, ce qui se passe pour le Sida. Ce mal, brusquement apparu et en développement rapide, a provoqué des peurs, des stigmatisations moralisantes aussi. Mais il a également provoqué toute une mobilisation organisée. On a trouvé l'agent responsable et son mode d'action; on est entrain de découvrir ses techniques d'invasion; on cherche, sur plusieurs voies alternatives ou complémentaires, des remèdes qu'il est raisonnable d'escompter à terme de plusieurs années, mais pas à bien long terme cependant; en attendant, des politiques, certes un peu controversées, certes plus ou moins effectives, semblent bien constituer des palliatifs raisonnables. Il est même remarquable que le consensus autour de ce combat a fait céder des positions et des attitudes jusque là très assurées: y compris à l'égard de la drogue.

Mais, pour celle-ci en elle-même, on est loin de compte. Pourquoi? c'est à quoi je consacrerai la seconde partie de l'exposé.

 

II - La connaissance: contexte social et politique

Il est certain que le phénomène s'est développé. Il semble échapper à notre maîtrise. Il échappe tout autant à notre compréhension. Cette carence pourrait avoir deux explications:

  • ou notre désir de savoir est velléitaire: soit, ceux qui prétendent vouloir savoir et comprendre ne le veulent pas vraiment; soit, les désirs effectifs des uns et des autres se bloquent mutuellement, car ils procèdent d'optiques différentes et contrariées. Ceci entraîne la question: pourquoi veut-on savoir? quelle est la fonction assignée à ce savoir?
  • ou le savoir en question est illusoire, impropre à fonder une action, une politique appropriées. Ceci pose la question: que veut-on savoir, sur quel objet veut-on faire porter la connaissance? cet objet relève-t-il de la connaissance?

J'examinerai d'abord ces deux points. Puis j'esquisserai une solution, qui bien sûr tentera de lever les entraves ou limitations que j'aurai identifiées.

 

21. La demande de connaissance

La connaissance qualifiée de "scientifique" a acquis droit de cité, dans nos sociétés depuis trois ou quatre siècles. Elle procède de la confrontation entre une expérimentation conduite selon des protocoles précis et une construction théorique dont la cohérence logique est scrupuleusement vérifiée. Son incontestable succès pour la maîtrise de la nature, pour le développement technologique et tout ce qui s'en est suivi dans l'ordre économique, sanitaire, culturel en ont fait la référence majeure. Un "fléau" n'est plus attribué à la vengeance des dieux; on n'en appelle plus au sorcier. Il a une dynamique obéissant à des lois; on en appelle au savant.

Ce développement de la science et l'ampliation des techniques qui en dérivent ont fait l'objet d'une division du travail. Entre ce que l'on constate et ce que l'on fait en conséquence, s'interpose la médiation de spécialistes de l'observation et de l'interprétation. Dégagés des enjeux de l'action, neutres, prenant du recul, ces spécialistes incarnent le principe de réalité. L'efficacité s'ensuit. La visite que je vous ai fait faire, dans la première partie, montrait les techniques mises en oeuvre dans une industrie du savoir; comme je vous aurais fait visiter une aciérie ou un bloc opératoire, en vous en signalant les conditions, les risques et les produits.

Dans le cas de "la drogue", ce schéma n'arrive pas à fonctionner. Nous ferions un grand pas, si nous comprenions le pourquoi de cette panne. Je n'ai à proposer qu'une conjecture. Ceci: le phénomène sature notre capacité explicative. Il nous assaille de sorte que nous ne pouvons plus prendre le recul nécessaire. Nous allons droit aux solutions que l'évidence offre. Chacun y va des siennes et s'ensuivent le vacarme des explications et la turbulence des remèdes.

Je me dis quelque fois qu'il y a d'autres phénomènes ou problèmes sociaux qui nous assaillent. Ce qui se passe pour l'emploi est peut-être de même nature. Selon certains, le problème serait réglé si les immigrés repartaient, si les femmes restaient à leur foyer, si les cotisations sociales baissaient, si l'on bloquait les importations, si ... Rien de tout cela n'est en soi absurde. Bien peu est praticable. Et, chaque solution isolée ignore les répercussions en cascades qu'elle impliquerait. Face à quoi, je tiens qu'aucun économiste n'a l'explication suffisante ni le remède, même si quelques uns font bonne figure entre leurs pairs.

Plus le problème est pressant et moins on le comprend - je reviens à la drogue - et plus on cherche à le conjurer par des propositions catégoriques. Le recours que devrait constituer, dans notre conception moderne de la société, l'action publique adossée à l'appareil scientifique fait long feu. On régresse alors aux formules péremptoires. Et, leur prix se mesure à leur péremptoire, car leur fonction est de rassurer. La première vertu d'un scientifique est le doute; mais le premier investissement que les citoyens font dans la science est la certitude: on entend se réclamer d'une "vérité scientifique"! Dans une étude sur les représentations de la toxicomanie que se faisaient diverses catégories de population (IRS, 1988), les auteurs notaient: "L'énigme, le vertige du danger précipite dans la quête de sens, quasiment à tout prix, y compris celui de la méconnaissance."

Globalement, la société est prise dans une contradiction: entre le credo moderne "il faut comprendre" adressé à une divinité débordée et le besoin radical de certitude qui se rabat sur des thèses, thèses à quoi on tient. Dans cette urgence, la commande sociale adressée à la science est ambiguë. Les savants eux-mêmes n'ont pas l'autonomie pour surmonter l'ambiguïté.

 

22. La connaissance du demandeur

La consommation de drogue et, plus encore, la toxicomanie nous interpellent par leur caractère anormal. On le voit bien dans la comparaison avec l'alcool. La pharmacodépendance, les conséquences somatiques, les violences, les désordres familiaux, le trouble à l'ordre public y sont à bien des égards comparables à ce que nous voyons pour diverses drogues. Et, des actions de tous ordres pour contenir le phénomène sont conduites depuis longtemps. Mais, la consommation simple d'alcool est socialement acceptée et régulée. Seul l'écart à cette norme, l'excès, est condamné. Les drogues nouvelles, exotiques donc hors de la norme sociale, interpellent celle-ci. L'anomalie est d'emblée attribuée à une cause nécessairement située hors de la société. Le modèle qui s'offre alors le plus naturellement est celui de la maladie. En fait, subjuguée par le phénomène, la société convoque simultanément les deux grands ordres de normalité que sont la santé et le droit. Il me semble cependant que ce dernier est appelé de façon subsidiaire, faute que l'autre donne la solution. Fondamentalement, ce que l'on demande, c'est que les drogués soient guéris: c'est donc qu'ils sont malades. Dans l'urgence de se donner un modèle étiologique, on postule que la toxicomanie, ça s'attrape. Les concepts de l'épidémiologie sont là, tout prêts à servir: terrain, contagion, complications, thérapie, rémission, rechute, ...

La clinique psychologique assure une certaine souplesse à ce modèle; sans sortir toutefois vraiment du champ conceptuel de la morbidité. Ouvrons un peu plus cette porte entrebâillée. On peut supposer qu'il y a une prédisposition. On n'a pas trouvé "le gène de la toxicomanie". Mais jusqu'à preuve inverse, il faut ménager l'hypothèse qu'il y aurait des terrains plus ou moins favorables. L'existence de souches de souris sensibles et d'autres résistantes à la cocaïne ne prouve rien pour l'homme, mais rend l'hypothèse plausible. En second lieu, l'individu humain est plongé dans une société. Dès sa naissance (peut-être avant), il entre dans une succession d'interactions physiques et psychologiques qui modèle progressivement son être. La consommation de drogue, comme toute autre d'ailleurs, qu'elle dégénère ou non en dépendance, est une forme de réponse aux stimulus de cet environnement. Et, à des auto-stimulus. Enfin, si l'on entreprend d'intervenir sur sa toxicomanie, on entre dans ce système d'interactions.

En effet, le fait d'entreprendre quelque chose afin de modifier la toxicomanie du sujet repose bien évidemment sur la conviction qu'on peut en modifier le cours. L'intervention a donc vocation à s'intégrer à l'économie du toxicomane. Cette incorporation précède nécessairement tout effet, qu'il s'agisse de l'effet escompté ou d'un autre. Tant que le sujet reste toxicomane, le thérapeute, comme le policier, comme l'entourage, font partie de son fonctionnement toxicomaniaque. Il trouve dans leur présence un statut substitutif à un manque, qui a certaines analogies avec ce que le produit d'addiction lui apporte. J'aurais du reste dû mettre une double flèche: car le sujet subit l'intervention, mais il la sollicite, la manipule, l'utilise; et, l'institution intervenante de son côté agit en réponse aux stimulus qu'elle reçoit de ses clients.

Dans cette optique, le phénomène toxicomaniaque chez un sujet particulier englobe toutes les personnes ou institutions qui sont en interaction avec lui. A fortiori, la toxicomanie en tant que phénomène ayant une extension sociale, par le nombre de toxicomanes, englobe le fonctionnement de la société et des diverses structures qui la composent. Il s'ensuit que, si l'on veut étudier - et, d'abord, observer - de façon pertinente les usagers de drogue et la toxicomanie, on ne saurait se borner à regarder les individus. Il faut prendre en vue tout ce qu'ils mobilisent: leur famille, les intervenants, les échelons politiques.

Dans cette optique toujours, où les intervenants, les politiques, font partie de l'objet à observer, la demande de connaissance qu'ils formulent implique une connaissance d'eux-mêmes et de leur comportement. On n'a donc pas une extériorité: où les acteurs qui assignent l'objet à observer seraient extérieurs à cet objet. Ce que l'on demande d'observer et d'analyser est une "réalité" postulée extérieure à celui qui demande l'étude. Or, si l'on veut vraiment satisfaire le fond de la demande, qui est d'observer et analyser le phénomène, il faut que l'objet observé comprenne l'acteur (ou, plutôt, le système de tous les divers acteurs), leur action, leur demande de connaissance. Et, si l'on suit ce que j'indiquais il y a quelques instants, l'ambiguïté de cette demande et la fonction de "rassurance" attendue de la connaissance.

 

23. Comment faire

Donc: les toxicomanes étant dans la société, la société est dans la toxicomanie. Et, les intervenants et demandeurs de connaissance sont dans le champ de ce qu'il faudrait connaître. Or, telle n'est pas leur demande. Au contraire, tout les porte à se protéger de leur propre implication. Ils ne demandent pas à faire la lumière sur la façon dont ils se leurrent. Si on le leur propose, on a toutes chances de rencontrer de fortes résistances. Même les chercheurs, du reste, devraient être intégrés à l'objet de la recherche: car eux-mêmes ont des stratégies à l'égard de l'angoisse de ceux qui les questionnent.

Une méthode que quelques uns essaient de mettre en oeuvre, afin de ne pas heurter ces résistances, mais afin aussi de mobiliser les acteurs sociaux en les incluant dans la recherche, consiste en une double modification du schéma présenté plus haut:

  • remise en cause du statut de la connaissance, en tant que vérité objective censée rendre compte d'une réalité extérieure;
  • remise en cause de la division du travail où des spécialistes observent et interprètent et servent sur un plateau aux acteurs une théorie qu'il n'y aurait plus qu'à appliquer.

Ce sont les acteurs eux-mêmes, qui sont conviés à monter les observations, à s'interroger sur les concepts, sur la sélectivité de leurs instruments, sur la signification des résultats. L'information, au lieu d'être prise comme un descriptif achevé est prise comme un objet à construire. De surcroît, cette activité de construction est proposée à une diversité d'acteurs (sanitaires, répressifs, éducatifs, ...). Durcie, dans un statut où elle est réputée représenter le réel, l'information est une arme contre celui qui ne voit pas comme vous. Dans son statut plastique, de support de réflexion, elle peut devenir un médiateur de travail en commun. Lorsque des corporations s'affrontent dans l'action, chacune a ses missions, son éthique, ses enjeux: les coopérations sont toujours difficiles et souvent armées. Ce, lors même que l'on revendique - et sincèrement, même - la synergie ou l'interdisciplinarité. En revanche, comprendre ce qu'on observe et pourquoi légitimement il y a des divergences représente un enjeu moindre. Lorsque les mêmes se rencontrent sur cet enjeu moindre, la connaissance se construit plus sûrement. Et, ce qui est plus important, elle peut même s'effacer pour laisser jouer de façon complémentaire les différentes approches; ce, même dans l'action.

Ce que je dis là est un peu idyllique. Le résultat n'est pas automatique. Il y faut du soin. Ce n'est conforme ni aux canons de l'action collective ni à ceux de la démarche dite scientifique. Mais, parfois, ça marche! Et, puisqu'il faut bien ici faire droit aux produits du terroir, il me semble que c'est quelque chose de cet ordre que l'ORSAS a tenté dans plusieurs de ses travaux. Je n'entreprendrai pas de vous les commenter: il y a ici des gens bien plus à même d'en parler. Mais, je voudrais souligner que, derrière la tâche assignée (faire un état des lieux, analyser les réponses apportées par les institutions intervenantes, monter un tableau de bord), telle qu'elle résultait de la commande apparente, on a visé à faire travailler ensemble une pluralité d'acteurs: je suis convaincu, mais ils en témoigneraient mieux par eux-mêmes, que le fruit du travail est infusé en eux sous une forme implicite mais aussi réelle et peut-être plus effective que ce qui est formulé dans un rapport de recherche.

Voilà. Me voici au terme de ce qu'il me semblait utile de dire. J'espère avoir donné du statisticien une image différente de celle d'un boulimique de chiffres. Il y a des chirurgiens qui ne sont pas forcément partisans de vous ouvrir le ventre à toute occasion. Le chiffrage est souvent utile: parfois pour ce qu'il mesure; souvent parce qu'il amène à réfléchir. Je ne sais plus qui disait "ce qui compte, c'est ce qui ne se compte pas".

 

 

Sigles

SESI: Service des statistiques, des études et des systèmes d'information, ministère de la Santé.

IREP: Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance.

 

Au lecteur qui voudrait en apprendre plus sur la production des chiffres en matière de toxicomanie, nous signalons le rapport de René Padieu, L'information statistique sur les drogues et les toxicomanies, Délégation Générale à la Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie, Paris, La documentation française, 1994.

 

Lettre grise No 1, partie 1 2