Depuis petite, chaque fois qu’on le découvrait, au terme de la mystérieuse dramaturgie d’un soleil éclairant les rideaux de la pluie, multicolore et arc bouté sur d’invisibles pieds, et bien avant qu’ait pu se poser la question de sa nature corpusculaire ou ondulatoire, l’arc-en-ciel suscitait dans ma tête une sorte de vibration : vibvjor. « Vibvjor », qui s’énonçait vibevejore, c’était comme fat ! tu sors et l’ami scie !(1) ou bien un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où, le héron au long bec emmanché d’un long cou. Tout ça, c’était papa, papa-qui-savait-tout.
Lorsque quelques années plus tard, je rencontrai dans la bibliothèque de Suzette Les demoiselles de l’arc-en-ciel, toutes les soeurs, et de prénom Marie, mais, décliné pour chacune selon sa couleur, de Marie-Violette à Marie-Rouge, j’eus l’impression que cette rencontre se faisait sous le signe d’un vrai savoir : violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge, vibvjor, je savais déjà tout ça. Ce qui s’y ajouta, l’écharpe d’Iris, le signe d’alliance, la promesse d’apaisement, la marque d’un trésor, rien n’allait contrarier le fait que les couleurs de l’arc-en-ciel étaient sept…
Un peu plus tard encore, ayant, comme tout le monde quelque idée sur l’obscurité où l’humanité était longtemps restée sur la nature de la lumière, il me semblait tout de même que, eh bien quoi, intégrale, la lumière se propage en ligne droite, voyez les Grecs, et toute la lumineuse axiomatique qui en est résultée ; quant à vibvjor, c’est de la lumière décomposée par les gouttes d’eau, comme on voit faire le prisme. Les pieds et le trésor, vous n’y pensez pas, je n’ai plus six ans, mais ce que je vois, je le vois : l’arc en ciel a les couleurs du prisme, et il doit bien être en quelque lieu, et vivre sa vie d’arc, qui le fait commencer et finir quelque part…
Une opposition quasi systématique à chacune de ces affirmations, ça pourrait ne pas faire plaisir, même quand on les lit dans le livre d’un ami. Et pourtant, aux contraires de ce que j’aurais pu imaginer, apprendre à revoir un arc-en-ciel n’est pas le moindre des plaisirs, voire des bonheurs que propose ce livre où toutes choses vont par deux, nombre dont on sait qu’à partir de lui tout peut croître et se multiplier. Une confirmation récente et plurielle m’en a récemment été donnée. Alors que théoriquement je pouvais être un peu ennuyée que pour mes petits enfants - comme ce le fut probablement pour mes enfants, mais je l’avais oublié - le monde se divisât en « gentils » et en « méchants », je me suis aperçue que ce couple primordial permettait toutes les gradations : des gentils qui de temps en temps pouvaient être méchants, des méchants qui ne l’étaient pas tant que ça, puisqu’ils se montraient parfois gentils ; bref, il apparaissait que puisqu’il est un préalable inévitable, non seulement le dualisme de Manès(2) ne peut empêcher l’art subtil de Freud, mais que, muni de bonnes conditions initiales, il en est le solide support.
« Gentil » et « méchant » n’est pas le couple primordial de la pratique scientifique, encore que quelques événements puissent parfois le donner à penser. Ce serait plutôt Vrai/Faux. Mais à partir de ces vénérables instances, il convient de prendre ses distance, tant pour le danger qu’il y a à toujours être en retard d’une vérité dépassée que de celui d’une fausseté reconsidérée. « En tout état de cause, à la question « Le Soleil tourne-t-il autours de la Terre », pas de réponse dans la dichotomie vrai/faux ; avant que de répondre, la science posera une autre question : « De quel point de vue ? » et assujettira sa réponse, prudente, à toute une série de conditions annexes qui puissent en assurer la pertinence ». Finalement, la lumière, c’est corpusculaire ou ondulatoire ? Et puis, enfin, oui ou non le Soleil tourne-t-il autour de la Terre ? Vous voici dichotomisés ; or, aux contraires de ce que l’on croit, ni le vrai, ni le faux ne peuvent « se laisser débiter en assertions isolées », mais supposent essentiellement d’être subordonnés à la « notion de validité », en l’occurrence, au système de référence. « Vrai si… Faux, mais… » Allez donc voir comment on peut, à partir d’antinomies constitutives de la pensée, mais prêtes à la réifier, éviter le danger en jouant à les démultiplier : balancés du droit/courbe, au continu/discontinu, plongés dans l’absolu/relatif pour en ressortir dans le constant/variable, bousculés par le certain/incertain, emprisonnés dans le fini/infini pour mieux vous en libérer, attirés dans le global/local, chamboulés par le déterminé/aléatoire, perplexisés par le formel/intuitif, et définitivement dédichotomisés en déboulant dans le réel/fictif. Le tout accompagné d’une fièvre de savoir qui pour moi ne cessa de croître jusqu’à ce dernier chapitre, où elle atteignit 42° : mon arc-en-ciel - car le mien n’est pas le vôtre, et réciproquement - mon arc-en-ciel, donc, n’est autre que la projection de cônes emboîtés dont l’axe fait un angle de 42° avec la direction de l’ombre portée de ma tête, cônes ayant leur sommet dans mon œil, et ce que je vois, je suis seule à le voir comme je le vois : quant à ce je croyais voir, quant à vibvjor, « Ô souvenirs, printemps, aurore »(3), vous êtres intouchés/intouchables, et vous les demoiselles aux sept couleurs, vous ne mourûtes point pour autant. On vous a même trouvé un ancêtre : c’est Sir Isaac Newton(4). Newton voulait du sept, il l’imposa avec des mots : s’ajoutèrent aux « vraies » couleurs, « l’orangé », « l’indigo », et nous n’eûmes plus qu’à les voir, tant il est vrai qu’en « vérités scientifiques » comme en toute chose, on voit et on entend avec la langue et quelques idées reçues.
Quand, aux quatre ans de mon petit-fils, je vis tous ces petits subjugués par un spectacle de magie où, au pied d’un arc-en-ciel raconté se découvrait le trésor d’une vrai théière, dont le contenu continu versé dans sept flacons prenait les fameuses sept couleurs, je fus plus attendrie qu’effrayée… Pour lui aussi, si quelque jour il le voulait, quelques coexistences plus émouvantes et passionnantes que déchirantes n’empêcheraient pas la pensée de et dans la science d’être sa tasse de thé.
Stella Baruk
(1) Moyen de se souvenir de la suite, « fa, do (tu, ut), sol (sors), ré (liaison), la, mi, si », soit la suite des altérations dièses de la gamme.
(2) Manès ou Mani, fondateur du manichéisme, né en Perse, vers 215, martyr vers 275.
(3) Victor Hugo, Les contemplations.
(4) Jean-Marc Lévy-Leblond, Les x couleurs de l’arc-en-ciel, in Art et Science, à paraître…
Pénombre, Janvier 1998