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Boire ou fumer, faut-il choisir ?

De la multiplication des risques, qui n’est pas un miracle
 

Dans la lettre de Pénombre d’octobre 1999 (n° 19), Mélanie Leclair indique que, d’après une plaquette de la Ligue Nationale contre le Cancer, les risques liés au tabac et à l’alcool ne s’additionnent pas, mais se multiplient ; de sorte que si l’on a, par exemple, un risque de 20% d’avoir une maladie grave en fumant et autant en buvant exagérément, un fumeur grand buveur aurait un risque de 20/100 x 20/100 = seulement 4%, ce qui est pour le moins étrange ! On attend, conclut-elle, une explication…

L’explication, la voici. La multiplication porte, non sur les risques absolus, mais sur les risques relatifs. Dire que, pour une maladie donnée, un fumeur encourt un risque relatif de 10, signifie que son risque absolu est 10 fois plus élevé que celui d’un non-fumeur. De même le risque relatif d’un buveur est le risque rapporté à celui d’un non-buveur. Et si l’on dit que le risque relatif d’un fumeur buveur est de 30, cela signifie que son risque absolu vaut 30 fois celui du non-fumeur non-buveur.

Prenons l’exemple, particulièrement démonstratif, de la mortalité par cancer des voies aéro-digestives supérieures, pour un sujet de sexe masculin. Les nombres figurant dans les cases du tableau ci-après sont, en fonction du nombre de cigarettes fumées Qf et de litres de vin bus Qb par jour, les risques relatifs - donc rapportés à celui du non-fumeur non-buveur (Qf = Qb = 0). On dira plus loin comment ont été obtenus ces risques.

 

Qb / Qf

0

10

20

30

40

0

1

10

20

30

40

1

2

20

40

60

80

2

3

30

60

90

120

3

4

40

80

120

160

 

On lit, dans le tableau, par exemple, que le risque relatif du non-buveur fumant 20 cigarettes (Qb = 0, Qf = 20) est RR = 20

et que le risque relatif du non-fumeur buvant 1 litre (Qb = 1, Qf = 0) est RR = 2

Or le risque relatif du sujet fumant 20 cigarettes et buvant 1 litre (case Qf = 20, Qb = 1) est RR = 40

qui est le produit des deux risques relatifs ci-dessus 20 et 2.

Un résultat semblable a lieu pour toutes les cases du tableau, traduisant la règle générale : le risque relatif d’un fumeur buveur est le produit du risque relatif qu’il encourrait, fumant la même quantité, s’il ne buvait pas par celui qu’il encourrait, buvant le même nombre de litres, s’il ne fumait pas, c’est-à-dire, pour lui, du risque dû en propre au tabac par celui dû en propre à l’alcool. C’est le résultat annoncé plus haut de la multiplication des risques, mais portant sur les risques relatifs (c’est-à-dire, rappelons, mesurés en prenant pour unité le risque du non-fumeur non-buveur), et non sur les risques absolus, comme le supposait Mélanie Leclair.

La multiplication des RR est un résultat essentiel, car elle traduit l’indépendance des effets dus au tabac et à l’alcool. Pourquoi ?

La première ligne du tableau indique que, pour le non-buveur, le RR du fumeur est 10 fois plus élevé que celui du non-fumeur s’il fume 10 cigarettes, 20 fois s’il en fume 20, etc. Or, dans la deuxième ligne, on observe des risques, plus élevés certes (2 fois plus élevés), mais le RR du fumeur de 10 cigarettes reste encore 10 fois plus élevé que celui du non-fumeur (20 contre 2), 20 fois s’il en fume 20 (40 contre 2), etc. D’une manière générale l’examen des différentes lignes montre que la multiplication du risque due au tabac est la même quelle que soit la quantité bue. Et parallèlement, l’examen des diverses colonnes montre que la multiplication du risque due à l’alcool est la même quelle que soit la quantité fumée. Il y a donc bien indépendance des effets dus aux deux facteurs.

 
Un modèle de tableau

Il est temps de dire comment ont été obtenus les nombres du tableau. Des enquêtes épidémiologiques, bien qu’importantes et rigoureuses, ont conduit à des valeurs nécessairement approximatives. Celles-ci ont, en outre, pour la présentation de notre tableau, été l’objet d’arrondis (telles quelles, elles seraient trop belles !). Cependant les valeurs trouvées étaient suffisamment proches de celles du tableau pour qu’on ait pu admettre le modèle multiplicatif. Celui-ci a été présenté par Sully Ledermann dans les années cinquante. Si les risques ont pu, depuis cette époque, quelque peu changer, tout porte à croire que le modèle multiplicatif est encore valable.

Pour certains, le premier réflexe est de dire que, si les effets du tabac et de l’alcool se multiplient, il y a synergie. C’est faux, il y a au contraire indépendance, s’il y avait synergie, la boisson augmenterait l’effet propre du tabac, et réciproquement. L’indépendance des effets est la situation la plus favorable. On dit aussi parfois : mais pourtant tabagisme et alcoolisme sont liés. C’est exact, les fumeurs boivent plus souvent et davantage que les non-fumeurs. Mais c’est là une relation entre le fait de boire et celui de fumer, qui n’a rien à voir avec une relation entre leurs effets.

Les risques relatifs, constamment évoqués ci-dessus, donnent une idée très parlante de l’effet des facteurs : ainsi le fait qu’un sujet fumant 40 cigarettes et buvant 3 litres de vin par jour, ait un risque 160 fois plus élevé que le non-fumeur non-buveur frappe l’imagination. Cependant, si le risque du non-fumeur non-buveur n’est pas connu, l’information est incomplète. Dans le cas présent, il a été possible d’évaluer ce risque du non-fumeur non-buveur (pour le sexe masculin, la mortalité par cancer des voies aéro-digestives supérieures, à l’époque considérée, avec les approximations et arrondis évoqués) : c’était de l’ordre de 1 pour 1’000. On peut alors préciser que le risque absolu du grand fumeur grand buveur ci-dessus est :

160 x 1/1000 = 16%,

et faire de même pour toutes les combinaisons du tableau.

N.B. Si on multipliait les risques absolus, comme le suggère Mélanie Leclair, au lieu des risques relatifs, on trouverait (au lieu de 16%) 40 x 1/1000 x 4 x 1/1000 = 16 pour 10’0000, valeur donc beaucoup trop faible, comme c’est le cas dans son exemple.

Daniel Schwartz
 

A lire également : "Risques extrêmes" par René Padieu

 
Pénombre, Mars 2000