A. Dittgen, lecteur perspicace, pose trois questions sur le texte de F. L. Mary
France-Line Mary critique à juste titre, avec l’humour et l’ironie requis de tout rédacteur de Pénombre qui se respecte, les évaluations lancées çà et là du nombre de musulmans en France, voire… du nombre d’intégristes. Dans un travail sur la nuptialité fait il y a un certain nombre d’années j’avais essayé de mon côté d’évaluer ce nombre, celui des musulmans bien sûr, à partir des données du recensement de 1982, et j’avais obtenu, tout au moins en ce qui concerne ceux de nationalité étrangère, un résultat proche de celui du Haut Comité, le plus modéré, semble-t-il, des évaluateurs. C’est pourquoi, je suis, comme France-Line Mary, étonné de l’inflation des chiffres à laquelle semble conduire chaque nouvelle évaluation.
Mais le propos de France-Line Mary me semble aller plus loin, puisque le Haut Conseil est suspecté de ne pas résister « à l’envie de dénombrer l’indénombrable ». D’où trois questions fondamentales, qui ne valent pas pour le seul comptage des musulmans, mais aussi pour celui des catholiques, des bouddhistes… et pour le dénombrement de bien d’autres sous-populations. Est-il légitime de chercher à évaluer quantitativement de tels groupes ? Est-il intéressant de le faire ? Est-il possible de le faire ? La réponse de France-Line Mary semble être négative dans les trois cas. Pour moi, elle est positive.
La légitimité du dénombrement ? À partir du moment où on a dépassé la malédiction qui s’attachait dans le passé au comptage des hommes (cf. les déboires du roi David qui avait recensé les Hébreux, inspiré en cela par le diable !), on n’a pas à justifier le désir ou l’envie de compter. Le fait que la religion ne soit pas une caractéristique officielle des individus en France (elle n’en est pas uniquement d’ordre privée pour autant) ne change rien à l’affaire. Une question encore plus intime comme la sexualité fait l’objet de travaux réguliers sur fonds publics sans que personne y trouve à redire.
Quel intérêt y a-t-il à compter ? Les comportements, moraux, sociaux, politiques sont influencés par les croyances, comme on le voit très nettement lors des opérations électorales. Il y a donc tout avantage à une connaissance quantitative des croyants, si on veut connaître la société, ce qui, semble-t-il, devrait être le rôle du socio-démographe. Par ailleurs, bien que l’État ne reconnaisse ni ne salarie aucun culte depuis la loi de Séparation de 1905, le ministère de l’Intérieur, qui est aussi celui des Cultes, et la collectivité nationale ne peuvent pas ne pas connaître l’existence de familles spirituelles et ignorer leurs besoins culturels et cultuels.
Une fois la légitimité et l’intérêt admis, comment mesurer ? Il est normal que la question de la religion ne soit pas posée au recensement : les réponses y sont obligatoires, et ne peuvent donc porter que sur des caractéristiques publiques, encore que les questions sur le logement portent sur une sphère éminemment privée. Rien n’empêcherait cependant les organismes statistiques officiels de faire des enquêtes sur l’appartenance religieuse, comme elles le font pour la sexualité ou encore pour la langue (enquête famille 1990), si ce n’est une laïcité mal comprise. On est donc conduit pour mesurer le nombre de musulmans, qui sont en grande partie étrangers ou d’origine étrangère, à prendre en compte l’ensemble des personnes issues de pays dits musulmans et à y ajouter une fraction de celles issues de pays religieusement mixtes, en utilisant pour cela les proportions de musulmans dans ces pays.
Pour les pays dits musulmans, pour l’Afrique du Nord en particulier, le procédé semble cavalier. Il ne l’est pas pour la bonne raison que contrairement, au Christianisme qui est de plus en plus affaire d’affirmation personnelle, du moins en Europe occidentale, la référence à l’Islam est beaucoup plus générale chez les personnes issues de civilisations islamiques, même si elle ne se manifeste pas par une pratique religieuse(1). Quant aux pourcentages de musulmans des pays mixtes, principalement de pays d’Afrique Noire, ils sont généralement issus de recensements, donc de déclarations des intéressés. À supposer que les immigrés soient représentatifs des populations d’origine, il n’y a pas de raison de ne pas procéder de cette façon.
Pour en revenir à la légitimité de la mesure, il me semble que la réticence de beaucoup de chercheurs en France à chiffrer des phénomènes liés à l’immigration, directement, comme les immigrés, les étrangers, les ménages à chef immigré…, ou indirectement, comme les fidèles de l’Islam, du Bouddhisme…, tient au fait que, ce faisant, ils auraient l’impression d’aller à l’encontre de la tradition française d’assimilation, laquelle ne connaît que les individus et ignore les communautés, vraie politique de melting pot, contrairement à celle du monde anglo-saxon qui se contente d’agréger des communautés. Or, faut-il le dire, chercher à mesurer un groupe national, un groupe ethnique ou un groupe religieux n’est en aucune façon préconiser une politique communautaire, encore moins une politique d’exclusion, c’est simplement se donner les moyens de mieux voir les multiples facettes d’une société et favoriser l’assimilation des nouveaux membres (2).
De la même façon, on peut chercher à chiffrer les locuteurs des langues régionales et de celles amenées par l’immigration en France, sans pour cela remettre en cause la nécessité d’instruire tous les écoliers de France en français, condition indispensable pour une égalité des chances dans ce pays.
Alfred Dittgen, démographe
Université Paris I/IDUP
(1) Il est frappant de voir par exemple que de très nombreux décès de personnes originaires de pays musulmans qui ne manifestaient aucune pratique religieuse donnent lieu à des rapatriements de corps pour une inhumation en terre d’Islam.
(2) Il ne semble pas politiquement correct à l’heure actuelle de parler d’assimilation, mais uniquement d’intégration. Et pourtant dans bien des domaines les immigrés sont appelés à s’assimiler et non à s’intégrer. En particulier en ce qui concerne la langue, où ils sont inévitablement conduits, par la loi et par la force des choses, à adopter le français et non à perpétuer leurs langues d’origine.
Pénombre, Janvier 1998