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La religion du nombre : musulmans et intégristes en France

Les évaluations du nombre de musulmans en France se fondent sur des méthodes quelque peu olé olé.
 

Dans La Croix du 23 novembre 1996, au centre d’un article signé Bernard Gorce, et intitulé « l’Islam européen passe par l’Alsace », on a pu lire l’encadré suivant : « Dix millions de musulmans d’Europe : on compte 4,2 millions de musulmans en France, 2,5 millions en Allemagne, 1,7 millions en Grande-Bretagne, 400 000 en Italie et autant aux Pays-Bas, 300 000 en Belgique, 200 000 en Autriche, en Espagne et en Suède, et 150 000 en Suisse ». Pour plus de précisions, l’auteur nous renvoie à un dossier publié par le Secrétariat pour les Relations avec l’Islam, « l’Islam en Europe ».

N’ayant pas le précieux document à ma disposition, je n’ai pas manqué, cependant, de chercher à en savoir plus. Bien que n’étant nullement spécialiste du domaine, je crois en effet savoir que l’appartenance religieuse ne fait pas partie, dans notre pays tout au moins, des questions posées à l’occasion du recensement, même si on entend souvent, ici où là, que l’Islam est aujourd’hui en France la deuxième religion après la religion catholique. Comment estime-t-on alors le nombre de musulmans dans notre pays ?

 
3 000 000

Le rapport publié en 1993 par le Haut Conseil à l’Intégration (1) fournit une première réponse : « L’appareil statistique ne permet de prendre en compte l’appartenance confessionnelle et d’ailleurs le caractère strictement privé de celle-ci s’y opposerait. La seule approche possible passe donc par la nationalité, et le chiffre habituellement retenu pour l’évaluation des étrangers relevant de l’Islam et vivant en France inclut les personnes originaires du Maghreb, d’Afrique Noire, de Turquie, du Pakistan, de Yougoslavie, du Proche et Moyen-Orient, soit environ 1 720 000 personnes. Il convient d’y ajouter les musulmans de nationalité française, qui comprennent les rapatriés d’Algérie ou Français musulmans (environ 400 000), les jeunes dits de seconde génération (difficiles à estimer : de 500 000 à 800 000 personnes) et des convertis dont l’estimation purement évaluative [sic] est de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers. Au total, on obtient un chiffre d’environ 3 millions de musulmans en France, sans qu’il soit possible de faire une distinction entre les musulmans traditionnels, les observants rigoureux ou les musulmans sociologiques. Il faut donc considérer ce chiffre nécessairement approximatif comme une limite supérieure ».

On admirera ici la prudence et le sens de la formule des auteurs, qui nous invitent à faire un usage des plus précautionneux de cette estimation, en précisant en outre « qu’on ne soulignera jamais assez la diversité des attitudes des intéressés [ndla : les jeunes dits de seconde génération] vis-à-vis de l’Islam ». Et de fait, cette diversité semble bien confirmée par les résultats de l’Enquête sur les immigrés et leurs enfants menée ultérieurement par Michèle Tribalat (2) : cette dernière ne se risque pourtant pas à nous proposer une quelconque évaluation du nombre de musulmans en France, alors que les auteurs du rapport du Haut Conseil ne résistent pas à l’envie de dénombrer l’indénombrable et de nous livrer coûte que coûte un « comptage approximatif [qui] a seulement pour objet de donner un ordre de grandeur des personnes susceptibles, de par leur origine culturelle, de se réclamer, à un moment ou un autre, et de quelque manière que ce soit, de l’Islam ».

 
4 200 000

Le lecteur attentif aura noté que cette limite supérieure, reste néanmoins très en deçà de l’estimation proposée par le Secrétariat des Relations avec l’Islam. M’étant enfin procuré le fameux dossier publié par ce dernier (3), et dont on nous assure en avant-propos de sa « grande utilité » et de la « documentation précise » qu’il fournit, je n’ai pu que m’étonner du fait que les données qui y étaient présentées n’avaient guère de rapport avec les ordres de grandeur énumérés plus haut, quoique paraissant relever des mêmes modes de comptage. Pour la France, on nous présente ainsi le décompte suivant : musulmans d’origine maghrébine (2,9 millions), musulmans non arabes du Moyen-Orient (300 000), musulmans africains (250 000), musulmans arabes du Moyen-Orient (100 000), Asiatiques (100 000), autres (100 000), convertis français (40 000), demandeurs d’asile et clandestins (350 000).

Les auteurs, mentionnant dès l’introduction leurs difficultés à trouver des « chiffres fiables », n’en demeurent pas moins muets quant à la source de leurs statistiques et à leurs méthodes d’estimation. On croit pourtant comprendre qu’ils ont également utilisé une approche par la « nationalité », ou plus exactement par « l’origine nationale », au sens large du terme. Pour parvenir à la limite de 2,9 millions de musulmans d’origine maghrébine, il faut en effet au minimum rassembler sous cette catégorie les étrangers de nationalité algérienne, marocaine ou tunisienne (1 393 000 au recensement de 1990) (4), les Français par acquisition originaires des mêmes pays (238 000, R. 1990), et sans doute, mais j’extrapole peut-être, les Français issus de parents (voire de grands-parents) appartenant à l’une des deux catégories précédentes, dont les auteurs doivent donc estimer (comment ?) qu’ils représentent près de 1,3 millions de personnes, et à propos desquels ils ne semblent pas faire d’hypothèse quant à la diversité de leurs attitudes vis-à-vis de l’Islam.

Quant aux autres groupes « nationaux », on ne cherchera pas à deviner à quelles populations ils se réfèrent : après tout, les auteurs semblent être extrêmement bien informés, puisque capables de nous fournir jusqu’à la répartition des musulmans de France selon leur région d’habitation, leur situation professionnelle et leur « rite » (Sunnites, Chiites, Ismaéliens, autres).

 
5 000 000

Avec tant de précisions fort (peu) utiles, on aurait cru connaître enfin la fameuse « limite supérieure » du nombre de musulmans en France : c’eût été sans compter avec les déclarations de M. Charles Pasqua. La Croix du 10 décembre 1996 nous rapporte ainsi les propos tenu par ce dernier à l’émission 7 sur 7 de l’avant veille où, s’exprimant à propos des attentats terroristes, il soulignait « l’existence [en France d’une] importante communauté musulmane : 5 millions de musulmans, un million de pratiquants, 50 000 intégristes et probablement 2 000 radicaux ».

M. Pasqua (sans doute en tant qu’ancien ministre de l’Intérieur, et par voie de conséquence, des Cultes) doit donc quant à lui disposer d’informations auxquelles le Secrétariat pour les Relations avec l’Islam n’a pas accès, puisqu’entre les deux estimations, il n’y a qu’un pas de 800’000 que M. Pasqua n’hésite pas à franchir. La télévision n’est pas le lieu où l’on s’attarde à fournir la source des données que l’on avance : aussi ignore-t-on tout de ces 800 000 musulmans supplémentaires. J’aurais pour ma part volontiers pensé que M. Pasqua avait tout simplement ajouté aux 4,2 millions précédemment détaillés le nombre « d’étrangers irréguliers » tel que l’ont estimé - le lecteur fidèle de La Lettre Blanche le sait bien désormais - deux éminents députés. Mais ce serait oublier un peu vite que le Secrétariat pour les Relations avec l’Islam avait déjà inclus dans son comptage quelque 350 000 demandeurs d’asile et clandestins : le mystère reste donc entier.

 
Quant au nombre d’intégristes…

M. Pasqua va par ailleurs plus loin dans le détail : il ne s’agit plus seulement d’estimer le nombre des musulmans, mais aussi celui des pratiquants, des intégristes, et même des radicaux (???). La suite décroissante qu’il nous propose semble signifier que chacune de ces populations est un sous-ensemble de la précédente, comme s’il était difficilement concevable, par exemple, qu’un intégriste ne soit pas musulman, et même plus précisément musulman pratiquant : selon lui, 20% des musulmans seraient ainsi pratiquants, 5% des pratiquants seraient intégristes et 4% des intégristes seraient radicaux.

Et cette fois encore, je m’interroge sur les informations dont dispose M. Pasqua, car certaines de ses évaluations ne correspondent pas tout à fait à celles d’un « spécialiste » de la question, qui, lui, nous dit tout de ses méthodes d’estimation. Le 27 février 1997, à la fin d’une émission consacrée aux « réseaux islamistes » (Envoyé Spécial, France 2), Bernard Benyamin demandait à un spécialiste du terrorisme de l’Institut de Criminologie de Paris (dont je n’ai pas retenu le nom, qu’il me pardonne) de commenter les reportages diffusés. Entre autres questions, est venue celle de l’ampleur du phénomène islamiste en France. Et sur ce point, le Spécialiste nous a fourni une réponse très précise, dont je vous laisse apprécier le raisonnement admirable, que je cite de mémoire : il y a en France un million de musulmans pratiquants [jusqu’ici, les chiffres concordent avec ceux de M. Pasqua, quoiqu’on en ignore la provenance, mais on en n’est plus là]. Or, tous ces musulmans ne sont pas des intégristes : on peut même dire que 99 % d’entre eux pratiquent tout à fait normalement. Il n’y a donc pas plus de 10 000 intégristes musulmans en France ». CQFD.

 
En résumé

Des méthodes que les uns et les autres mettent en œuvre pour estimer, au choix, le nombre de musulmans ou d’intégristes en France, on peut donc au total dégager quelques grands principes, que je résumerai par les quatre conseils suivants :

1 - S’abstenir de mentionner la source des données citées : peu médiatique, cette précaution d’un autre temps ouvre trop facilement la voie à la vérification, et, partant, à la contestation du Nombre produit ;

2 - le Nombre se doit néanmoins de conserver un caractère plausible : il doit rester « évaluatif ». Il est donc de bon aloi de s’en tenir à un arrondi à la dizaine ou centaine de mille, voire au million supérieur ;

3 - Pour gagner en légitimité scientifique, il faut cependant aller assez loin dans le détail. Le Nombre ne doit pas surgir du néant ; on suggérera de le faire précéder ou suivre d’une série d’autres données, supposées connues de tous, à partir desquelles le Nombre a pu être estimé. Pour cela, la méthode des « sous-ensembles » ou des « populations mères » reste la meilleure : on évaluera le nombre d’intégristes à partir du nombre de musulmans pratiquants ; pour estimer le nombre de musulmans, on se référera au nombre de personnes d’origine étrangère, en sélectionnant si possible certaines nationalités. Il n’est bien sûr pas interdit d’ajouter toute autre donnée « exotique » susceptible d’améliorer la précision de l’estimation (nombre de « convertis » ou de « clandestins »), qu’on évaluera elle-même en respectant les deux premiers principes susmentionnés ;

4 - Le Nombre doit enfin être médiatique, suffisamment élevé pour justifier qu’on l’exhibe : ne pas hésiter à franchir la barre des 10’000 pour un phénomène « marginal » ou une petite population, de plusieurs centaines de milliers ou millions pour des populations plus importantes ou des phénomènes de plus grande ampleur.

Ces principes sont bien évidemment applicables à n’importe quelle estimation, pourvu que le sujet soit d’actualité ou fasse figure d’enjeu de société. J’attends donc avec impatience celle du nombre de « clandestins musulmans intégristes et délinquants », de préférence « pédophiles ». A vos calculettes !

 

France-Line Mary, sociologue et démographe
Université Paris V et CNRS/Cesdip

 

(1) Haut Conseil à l’Intégration, L’intégration à la Française, Paris, R. Laffont, 1993 (Collection 10-18) : « e problème particulier de l’Islam », 98-99.

(2) M. Tribalat, Faire France, une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris, La Découverte, 1995 : chapitre IV, « pratiques religieuses, l’Islam en France », 91-111.

(3) C. Barthélémy, M.-B. Laugier, C. Lochon, « L’Islam en Europe », Les dossiers du Secrétariat pour les Relations avec l’Islam, mars 1996, n° 1, nouvelle série : chapitre sur « la France », 26-30.

(4) INSEE, Portrait social : les étrangers en France, Paris, INSEE, 1994 (Contours et Caractères), p. 25 et 29.

 

Pénombre, Janvier 1998