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Dix-neuf égale quatre-vingt-deux, ou des chiffres et des maîtres

19 = 82. Cherchez l’erreur. Il n’y en a pas, nous a-t-on dit et nous dit-on encore. Le ministère de l’Intérieur l’a vu dans le miroir de ses écrans et l’a aussitôt confirmé à la nation. Il n’y a pas d’erreur possible au fond de ces éprouvettes-là. Le grand soir de la démocratie du 5 mai 2002 nous a trouvés KO debout, et nous y laisse.

Certes, il y avait aussi, en ces circonstances, la masse des non ou plus ou pas encore inscrits, celle des abstentionnistes, de ceux qui votent blanc ou nul, des étrangers, des mineurs, des “incapables majeurs”, soit plus de la moitié des bipèdes qui vivent en France mais dont la voix ne compte pas et n’est donc pas comptée. C’est d’ailleurs sans eux, ces silencieux de fait, ces presque sages, que l’on a réussi à poser cette folle et troublante équation, validée par la Constitution, et que d’invariables variables, par leurs successives et spectaculaires évictions, ont rendue possible : 19 + x = 82 + y, d’où 19 = 82, CQFD. Opération tellement ébouriffante et abracadabrantesque pour les mathématiques d’avant le nouveau “bon sens” que, depuis, plus personne n’ose s’en souvenir et la commenter ! Chacun fait comme s’il n’avait rien vu, ni chapeau ni lapin. Aujourd’hui pourtant, bien présente quoique guère magique, reste la baguette...

Souvenons-nous, ce fut en fait assez simple à opérer : 19, c’était le score du sortant après qu’on eut, sur sa demande, fait peur aux vieux, et 82, celui du revenant après qu’on eut, sans sa demande, fait peur aux jeunes. Le roi n’était pas nu pour autant, il lui avait suffi de conserver les habits volés.

Flash back... Pendant les quelques semaines d’avant le 19, il y avait eu la gloire du zéro, cette mère de tous les chiffres. Impunité zéro, tolérance zéro, risque zéro, zéro SDF et on en passe. Qui dira les effets de l’ivresse du zéro sur ses rejetons que sont les promesses chiffrées ? Au milieu de ces héros du zéro en plein délire, le 25 s’avançait lui aussi en titubant, serrant les mains par poignées de cent, et c’était le pourcentage annoncé de la baisse sur 5 ans de l’impôt sur le revenu qui venait nous embrasser sur la bouche. Quant au 18, cet âge fatidique de la majorité civile que l’on n’attend plus pour faire cliqueter des promesses de menottes au fin fond des “quartiers”, il se laissait brader et saborder en bafouillant, un jour à 14 et un autre à 16, pour se reprendre à tout hasard aux alentours de 17, et les jeunes en avaient le mal de mer, eux qui ne demandaient rien à ce propos.

Retour à la réalité et gueule de bois ... Depuis les quelques semaines d’après le 82, c’est presque 100 % des pouvoirs qui se coagulent pour faire la loi. Surtout pendant l’été, propice au zéro débat. Fin de mi-temps, balle un peu au centre et très à droite. Les chiffres rentrent dans un ordre assez connu, et qui était pourtant déjà bien plein. Récapitulons l’ardoise, même s’il n’y a plus de craie sur le comptoir. La tolérance zéro, c’était donc pour ceux d’en bas. L’impunité 100 %, pour le revenant d’en haut. Et 70, la prime pour son équipe, quand l’arbitre reste au SMIC et que l’équipe d’en face cherche encore le ballon. Les chiffres d’en bas ont perdu la tête, et la règle du jeu avec, depuis que ceux d’en haut ont admis sans s’en faire qu’après tout, oui, pourquoi pas, 19 tout bien vérifié c’est en effet un peu comme 82 si c’est le chef et la Constitution qui le disent. Dès lors, tout redevient possible et légitime. Moins 5 pour les impôts égalent plus 2 pour le taux de croissance. Les jeunes se grattent la tête et dressent l’oreille, c’est pour mieux se la faire tirer depuis que désormais, en matière de responsabilité pénale, 13 égale 10, qu’en matière de contrôle judiciaire 16 égale 13 et qu’en cas de litige, 3 300 juges de proximité improvisés et vacataires égalent 580 magistrats formés et à plein temps.

Nous sommes aujourd’hui sans doute plus de quelques-uns, autour de la cinquantaine, à nous frotter les yeux et à nous pincer la couenne entre le rire et le pleur. Lorsqu’on nous parle, en guise de remèdes, de restaurer l’autorité, ce chef-d’œuvre en péril ; de re-sanctuariser l’école de la République et d’envoyer au trou les impies sacrilèges ; de baisser les “charges” - le mot sale pour désigner les cotisations de la solidarité - tout en finançant des panoplies de flash-balls qui annoncent d’autres types de “charges” ; d’ouvrir des centres fermés ; et, de façon générale, de dissuader les institutions de préférer le dialogue à l’entretien des murs : c’est alors une autre équation saugrenue qui nous vient à l’esprit. Une équation qui porte en filigrane le temps perdu qu’il faudra bien rattraper pour sortir de l’épreuve de cette formidable régression. Une équation qui s’écrit : 2002 = 19721

Frédéric Jésu

 
1.
Je fais référence à l’atmosphère politique générale de 1972, j’avais 18 ans. Courant 2002, j’ai eu l’impression de revivre cette époque.

 
 
Pénombre, Avril 2003