IL EXISTE une divinité étrange, « l’Opinion publique » : censément, elle serait « le reflet de l’Opinion » ou quelque chose du genre « le reflet de l’Opinion… publique ». Ça peut paraître tautologique, ça ne l’est pas : il y a deux « Opinions publiques », l’une est plus ou moins l’équivalent de « la Majorité silencieuse » (malgré son nom, une divinité mineure) qui, par nature, ne s’exprime pas, sauf dans des occasions rituelles, appelées « élections », et où on la rebaptise pour la circonstance « le Peuple ».
La majorité silencieuse ne parle pas, mais elle pense, du moins, il paraît qu’elle pense, car certains télépathes, appelés aussi « démagogues » savent ce que pense la Majorité silencieuse, et le disent - car ils sont doués de parole. L’autre Opinion publique est une image plus ou moins déformée de la première, le fameux « reflet de l’Opinion ». Ne me demandez pas comment ça marche, pour moi ces mystères d’ordre divin sont inaccessibles, mais si les démagogues savent lire dans les pensées de l’Opinion publique, des sortes de devins, appelés « sondeurs », et formant des sectes dites « instituts de sondages » ou « instituts d’enquêtes (de quêtes ?) de l’Opinion » aux noms ésotériques - Ipsos, Sofres, Csa (prononcer céhessa), etc. - parviennent à connaître « l’état de l’Opinion », un terme signifiant « l’Opinion de “l’Opinion publique” » (?), concernant certaines questions.
Remarquez, les sondeurs ne sont pas aussi fiables que les démagogues : ces derniers, du fait qu’ils lisent sa pensée, ont une grande certitude quant aux Opinions de l’Opinion - bien que, et ça ne laisse de m’étonner tous ne disent pas la même chose - ; pour les sondeurs, je n’ai pas trop bien compris leur manière : apparemment ils se réunissent en conclaves de 600 à 2 000 personnes, appelées du curieux nom « d’échantillon représentatif selon la méthode des quotas ». J’ai regardé dans le dictionnaire : une méthode est une « marche rationnelle [e. g. divisée en étapes] de l’esprit pour arriver à la connaissance ou à la démonstration d’une vérité », et les quotas un « modèle réduit d’une population donnée, permettant la désignation d’un échantillon représentatif » (à remarquer donc, que « la méthode des quotas » implique par nécessité qu’on a affaire à un « échantillon représentatif »…).
La religion ne s’offre pas tout uniment, je n’ai pas tout bien compris, mais de ce qu’il en semble, « la méthode des quotas », ça serait un genre de procession, style « chemin de croix », où l’on promène une effigie censée représenter l’Opinion publique parmi des initiés et grâce à laquelle on sélectionne cent d’entre eux, qui forment le fameux « échantillon représentatif » qui fera la divination. Tout ça n’est pas très clair : je n’ai jamais su si c’est la méthode des quotas (l’ensemble des membres de l’assemblée) ou seulement l’échantillon représentatif ou les deux qui se livrent à la divination, mais peu importe. Toujours est-il que ça pose des problèmes, et rarement les quotas ou l’échantillon n’arrivent à s’accorder sur « l’état de l’Opinion » : tant pour cent disent ceci, tant pour cent disent cela, tant pour cent ne disent rien. Heureusement pour nous, il y a des « analystes », des sortes de théologiens, qui nous expliquent dans les médias ce qu’il faut en penser.
Enfin, heureusement… Rien n’est simple : les quotas sont divisés, les analystes aussi ; je me rappelle un sondage sur la délinquance, où l’on devait deviner combien de crimes et délits avaient été commis en France en 2001. Les quotas (ou l’échantillon) s’étaient arrêtés sur le nombre très précis, donc a priori incontestable, de 4 061 792 (au passage, les médias ne sont pas sérieux : tous les quotidiens consultés, Libération, Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, La Croix, parlaient en première page du chiffre ou des chiffres de la délinquance, soit deux inexactitudes : il s’agissait de nombres, et ils concernaient autant la criminalité que la délinquance. D’ailleurs, en page 10 Le Monde corrigeait doublement le titre de la première page [« Les mauvais chiffres de la délinquance »] en annonçant un peu plus sérieusement : « Le nombre de crimes et délits constatés a augmenté […] »).
Ma foi, les théologiens - pardon, les analystes - ne s’accordaient pas. L’un, Bruno Aubusson de Cavarlay, apparemment le plus sérieux, à l’esprit quelque peu dominicain il me semble, considérait que d’un côté « le chiffre » était à peu près exact, mais d’un sens il était peut-être surévalué, et vu autrement, peut-être sous-évalué, puis, que sont exactement les crimes et délits ? Pondéré, mais un peu louvoyant. Un autre, Dominique Monjardet, était très jésuite : il commença son discours doucement, dans le genre, tout cela est bien complexe, on ne peut avoir de certitudes en la matière, et juste après, l’air de ne pas y toucher, il exprima… ses certitudes en la matière : et que la manière de compter est mauvaise, et que les catégories sont douteuses, et que ça en cache plus que ça n’en montre, et qu’il faut réformer tout ça, et qu’il faudrait faire comme ci et comme ça. Jé-sui-te.
Cela dit, il faut reconnaître aux analystes que la manière dont les journalistes leurs posent des questions les oblige quelque peu à sembler parfois se contredire et il faut considérer que toute personne raisonnable n’a généralement pas une opinion simple et entière sur quelque question que ce soit. Et moins encore sur celles concernant les religions…
Quoi qu’il en soit, le culte rendu à l’Opinion publique apparaît plus proche du christianisme que de l’islam ou que du judaïsme, en ce sens que, d’une part le dogme principal n’est pas trop fixé (il y a trois grands courants, le culte déjà cité, celui dit « de la méthode aléatoire », qu’on peut interpréter comme, une procession sans itinéraire précis et avec un nombre de communiants variable, plus des « réformés » qui mettent en cause la possibilité même de discerner les desseins de la divinité), de l’autre il semble y avoir dans chaque tendance une multitude de petites sectes plus ou moins déviantes.
Je me pose cette question : le culte de l’Opinion publique est-il soluble dans celui de la Démocratie et dans son rite républicain ?
Olivier Hammam
Pénombre, Avril 2003