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Du côté obscur de la farce

Il faut accepter la critique : notre propos est en effet un peu sibyllin pour qui connaît la difficulté d’établir les relations de cause à effet entre consommations alimentaires, modes de vie et mortalité.

Précisons toutefois l’intention des auteurs. Il s’agissait d’attirer l’attention du lecteur sur une étude qui pourrait sembler marginale au sein d’un organisme dont la mission est d’observer la consommation de drogues et les toxicomanies : le public des études est majoritairement jeune, et consommateur de substances illicites. Or cette étude se situe aux antipodes de cet archétype : elle concerne exclusivement les produits licites et les individus de plus de 60 ans. C’est pourquoi il nous avait semblé important d’en souligner l’utilité par quelques données de cadrage.

 

Précision n’est pas exactitude

La rondeur du chiffre de 100 000 décès imputables chaque année à l’alcool et au tabac nous a séduits pour cela : en mettant en évidence son imprécision, les cinq zéros en font typiquement un ordre de grandeur, ce pour quoi il a été utilisé. Un chiffrage plus précis pourrait passer pour beaucoup plus suspect. Bref, il s’agissait d’une utilisation plutôt rhétorique et à visée introductive. La place manquant, et ceci ne constituant pas le point central de l’étude, les références ont été omises : le chiffre de 100 000 provient de l’article d’Alfred Nizard " Les effets sur la mortalité de quelques maux contemporains : sida, hépatite, alcool et tabac ", Population, n° 3, 2000, et concerne l’année 1997. Cependant, il serait temps de lever l’obscurité sur les procédures de calcul et de parvenir à un consensus pour que les discussions critiques récurrentes sur ces dénombrements ne tournent pas à l’obsession statisticienne ou à la farce macabre. Ce travail fait d’ailleurs partie des objectifs de l’OFDT.

Notons toutefois que si ce chiffre de 100 000 décès circule depuis longtemps dans la petite communauté des épidémiologistes et des chercheurs en santé publique, sa longévité exceptionnelle n’ôte pas tout crédit aux producteurs de chiffres ni aux décideurs politiques. Peut-on le traiter comme une évaluation des politiques de prévention de la consommation d’alcool et de tabac ? Son immuabilité remet-elle en cause les travaux des chercheurs qui mettent en garde contre les dangers de ces produits ? Comme le remarque René Padieu, il est plutôt probable qu’il faille y lire un effet de la manifestation tardive des maladies, et sans doute également de la lenteur des évolutions des modes de vie. En tout cas, la permanence de ce chiffre n’est pas à elle seule une démonstration de l’inutilité de la recherche et des mesures politiques dans le domaine de la santé publique.

 

Mourir de naturelle n’est pas scientifique

Peut-on alors parler de " décès prématuré " pour qualifier les décès liés à la consommation d’alcool et de tabac ? On meurt certes toujours, et toujours de quelque chose (on est même en droit de se demander si la société moderne nous laisse encore mourir de mort naturelle : est-ce une des causes de décès enregistrable par l’INSERM ?). Alfred Nizard ne parle pas de " décès prématurés ". Une définition statistique serait de toute façon discutable, tandis que parler de mort prématurée pour un individu isolé ne peut que plonger dans des abîmes de perplexité qui n’ont rien à voir avec la statistique. Toutefois, l’idée selon laquelle les fumeurs et les buveurs meurent en moyenne plus tôt que les non fumeurs et non buveurs (donc " prématurément " en ce sens) n’est pas absurde ou obscure, tant qu’on ne cherche pas à quantifier cette prématurité. C’est pourtant ce que se sont aventurés à faire des chercheurs anglais dans une étude récente citée dans un magazine grand public, Top Santé : selon eux, la réduction de l’espérance de vie due à la consommation d’une cigarette s’élèverait à 11 minutes… Il deviendrait donc possible d’alléguer sans rire, chiffre à l’appui, des excuses comme " Je ne pourrai malheureusement pas être là au congrès l’an prochain, j’ai fumé toute mon espérance de vie ces dernières années. ". Quelle qu’en soit l’obscurité, la force du chiffre peut ainsi aisément se transformer en farce.

Paule Heupéget

 
Pénombre, Avril 2002