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La fumée des nombres

L’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) consacre le numéro de septembre de son bulletin (Tendances, n° 26) à l’usage de l’alcool, du tabac et des médicaments par les " seniors ". Au passage, il rappelle que, tous âges réunis, " en France, l’alcool et le tabac sont à l’origine de près de 100 000 décès prématurés chaque année ". Je dis " rappelle ", car, en effet, ces chiffres sont assez souvent cités dans la presse ou ailleurs. Au point qu’ils font partie du paysage et que, si on les a intégrés, on ne les questionne plus. C’est comme ça qu’il me semble qu’on affichait jadis 40 000 décès dus au tabac et 60 000 dus à l’alcool, tandis qu’il me semble qu’aujourd’hui on mentionne les chiffres inverses.

Cela dit, je me suis parfois posé la double question : comment le sait-on ? Et, qu’est-ce que ça veut dire ? Mais je n’ai jamais pris la peine de rechercher la réponse. C’est sans doute paresse de ma part. Il se trouve que je suis en situation, professionnellement, de retrouver les sources et de comprendre les travaux qui conduisent à ces résultats. Mais, je préfère poser ici publiquement mes questions : car mes concitoyens ne se les posent peut-être pas et, au cas où ils auraient cette curiosité, ils n’ont pas forcément accès aux réponses. J’entends bien que celles-ci figurent probablement dans des publications qui nous sont éventuellement passées entre les mains, qu’elles ont pu en leur temps être reprises et expliquées par la grande presse ou un magazine télévisé pédagogique comme il en existe de forts bons. Si malgré cela, il se trouve que je suis toujours avec mes questions, sans doute que d’autres, nombreux, ne sont pas plus au clair. C’est donc sans doute aussi leur rendre service, par cette interpellation publique, que de provoquer une réponse publique. Et que, avant que les réponses leur soient fournies, ils aient réfléchi aux questions !

 

Ces questions, les voici :

1. Par quelles enquêtes, quelles expérimentations, quelles méthodes de traitement statistique aboutit-on à ces estimations ? Ayant eu, l’an dernier, à connaître des résultats concernant le tabac, j’ai essayé de savoir d’où ils venaient. J’ai eu l’impression qu’ils provenaient essentiellement d’une étude anglaise remontant à plusieurs années. Même si elle a eu quelques prolongements et si des experts français ou autres ont retravaillé à partir de là, j’ai un peu l’impression que c’est toujours la même qu’on ressert. De plus, les méthodes de calcul m’ont paru assez conventionnelles. J’ai même eu des doutes sur leur bien-fondé technique, mais je n’avais pas le temps d’y réfléchir plus avant. Je suis donc resté avec mes doutes. À quoi s’ajoutait que la transposition de la Grande-Bretagne à la France et l’actualité d’un travail remontant à plusieurs années ne me semblaient pas acquises ipso facto.

2. Il semble que, depuis dix ans si ce n’est vingt, c’est toujours le même nombre annuel de décès que l’on annonce. Or, pour s’en tenir au tabac, loi Veil et loi Évin aidant, on a diminué les teneurs en nicotine et goudrons des cigarettes, on en a haussé le prix, on a interdit la publicité, on a limité le fumer dans les lieux publics, on a lancé force campagnes. De deux choses l’une : ou bien ces actions ont eu l’effet souhaité et il est dès lors faux de citer toujours les mêmes chiffres ; ou bien elles n’ont pas eu d’effet et il convient d’en tirer la leçon pour supprimer ces dispositions qui, pour un résultat nul, encombrent la législation, compliquent la vie à tout le monde et développent dans la population un " racisme anti-fumeur ". (En disant cela, je précise que je ne suis pas fumeur et que je ne " roule " pour personne.)

À moins qu’on nous explique — troisième hypothèse — que les effets du tabac sur la santé sont différés : les morts actuelles sont le produit de la fumée d’il y a trente ans. Soit ! mais qu’alors on cesse de citer ces chiffres au présent, de faire comme si les morts actuels étaient le fruit des comportements actuels (" le tabac cause 60 000 morts chaque année "). Car ceci est peut-être un argument pour un but noble (dont au demeurant l’efficacité pédagogique demanderait à être vérifiée) mais c’est alors un argument faux. Un pieux mensonge, mais un mensonge tout de même.

3. Qu’est-ce qu’un " décès prématuré " ? Comme nous sommes tous voués à mourir, il faut d’abord s’entendre sur ce que serait " un décès normal ", plus précisément, à âge normal. Puis, établir qu’un décès survenu à un buveur ou un fumeur (voire à un buveur-fumeur) est soit exclusivement dû à l’alcool ou au tabac, soit dû à une aggravation d’une autre maladie ou d’un accident, aggravation provoquée par alcool ou tabac. Enfin, mesurer les " années de vie perdues " par différence entre l’âge hypothétique où la personne serait décédée (soit " normalement " soit selon ce qu’aurait été le cours probable de sa maladie (si elle n’avait ni bu ni fumé) et l’âge réel de son décès.

 

On meurt toujours trop tôt

Ce décompte d’années perdues est quelquefois donné. On nous dira toutefois qu’on peut s’en dispenser, s’il ne s’agit que de donner un nombre de décès prématurés, sans dire de combien ils sont prématurés. Cette estimation d’une durée de vie raccourcie est néanmoins implicite : car, supposons qu’on trouve qu’un décès a été hâté de huit jours par l’incidence du tabac ou de l’alcool, peut-être ne comptera-t-on pas ça comme un décès prématuré. Où met-on la limite ? Il faut en effet un seuil : si alcool ou tabac ont, si peu que ce soit, une incidence négative sur la santé, on pourrait arriver à dire que tout décès a été avancé (ne serait-ce que d’une minute) par l’usage, même modéré, même ancien de l’un ou de l’autre. À la limite, donc, quasiment tous les décès seraient prématurés : n’échapperaient que ceux des personnes, très minoritaires, qui n’ont de leur vie trempé les lèvres dans un verre de vin ni tiré une bouffée. Un tel passage à la limite est évidemment ridicule. Donc il faut bien qu’on se soit donné un seuil, ce qui suppose une estimation du raccourcissement de la vie.

En fait, on ne procède pas par calcul individualisé du caractère prématuré ou non du décès de tous les individus ou même seulement d’un échantillon représentatif. On a une méthode statistique plus globale. Mais cette modélisation me paraît reposer sur des conventions qui mériteraient d’être expliquées à ceux à qui on livre le résultat afin de leur en faire saisir le sens et les limites. Je crains qu’alors ils ne se demandent ce que signifie finalement cette notion de décès prématurés. D’abord, ils demanderont derechef de combien ils sont prématurés : 3 semaines ? 2 ans ? 10 ans ?… Puis, ils demanderont à quel âge survient cette prématurité, quelques-uns allant sans doute jusqu’à questionner qu’elle soit regrettable : s’il s’agit d’abréger une sénilité pénible ou dégradante. À quel vertige conduirait trop d’explications sur le sens et la portée des résultats qu’on nous montre ! Peut-être en effet vaut-il mieux nous les asséner comme des vérités de doctrine, ne pas dire ce qu’il y a derrière et les prendre simplement pour leur vertu de propagande.

René Padieu
 

NDLR : Nous avons transmis ce texte aux auteurs du Bulletin de l’OFDT et avons reçu la réponse ci-après signée d’un pseudonyme énigmatique.

 
Pénombre, Avril 2002