Pendant sa campagne pour l’investiture comme candidate à l’élection présidentielle, Ségolène Royal a avancé l’idée de répondre au « premier acte de délinquance » commis par un mineur en utilisant éventuellement un système d’encadrement à dimension militaire. Cette proposition a été aussitôt critiquée par certains de ses concurrents socialistes et, sur un site Internet lié à l’un d’entre eux, on pouvait trouver l’argumentaire suivant :
60 000 mineurs délinquants sont présentés chaque année au juge des enfants (sur 80 000 affaires traitées par les tribunaux pour enfants, en raison du fait que certains passent plusieurs fois dans l’année). Sur ces 60 000, 80 % sont primo délinquants et ne repasseront d’ailleurs pas devant le juge des enfants (ce qui veut dire au passage que les solutions éducatives et pénales existantes sont assez efficaces pour éviter la récidive juvénile, pour peu qu’on y mette les moyens). Cela fait 48 000 mineurs concernés par un « premier acte de délinquance » chaque année.
L’évaluation pourrait avoir été produite par quelqu’un (ci-dessous « l’auteur inconnu ») ayant cherché des données publiées pour obtenir, ce qui n’est pas idiot a priori, un ordre de grandeur du périmètre de la proposition. Lors de la campagne présidentielle de 2002, François Bayrou avait abordé les choses autrement et proposé la création de 10 000 places en centre éducatif renforcé, sans se préoccuper du nombre d’éducateurs qu’il faudrait alors recruter (Lettre blanche n°32). Un chiffrage de programme avant l’heure en somme aurait ici été tenté, pour arriver à la conclusion que le nombre de cas à traiter est considérable…
Dans la Lettre blanche n° 29 d’avril 2002, sous le titre « Jamais plus jamais », une suite de commentaires était publiée à partir d’une remarque de Dominique Monjardet sur ce 80 % de mineurs qui ne repasseraient jamais devant la justice après une présentation. « Plus jamais » suppose un temps d’observation assez long et une source statistique adaptée à une telle mesure. En 2002, l’enquête menée par Pénombre avait montré que ce « 80 % » n’avait pas de fondement sérieux. De retour, il suscite une confusion entre ceux qui ne reviennent pas (80 % disait-on déjà en 2002) et les primo délinquants, c’est-à-dire, des individus menés devant le juge sans avoir été déclarés auparavant coupables d’une infraction. Ce qui n’est bien sûr pas la même chose mais cela ferait quand même 80 % aussi.
On peut trouver effectivement une base statistique à ce 80 % de primo délinquants : « Pour les seuls condamnés par des juridictions de mineurs en 2001, 21 % avaient déjà un casier judiciaire pour une condamnation prononcée au cours des cinq années précédentes. » (Infostat Justice n°68, juillet 2003). Donc, alors que ce chiffre n’était pas disponible en 2002, le 80 % n’est pas inventé aujourd’hui pour les « primo ». Cela ne veut pas dire que 80 % des condamnés ne le seront pas de nouveau. La même source indique que l’observation limitée à la période de minorité joue sur le résultat : si l’on observe 5 ans après la première condamnation et sans s’arrêter à 18 ans, âge légal de la majorité pénale, on trouve un taux de re-condamnation sur 5 ans de 50 % des mineurs condamnés une première fois. Cependant, s’agissant d’évaluer le périmètre d’application des « systèmes d’encadrement à dimension militaire » (le SEDM Royal), on peut prendre 80 %.
Le taux calculé par les statisticiens du ministère de la Justice s’applique à des condamnés, l’auteur inconnu cherche à l’appliquer à des mineurs signalés au juge des enfants et, de plus, fait état d’un nombre variable selon que l’on compte en affaires (80 000 en un an) ou en individus concernés (60 000). Le décalage viendrait de ceux qui passent plusieurs fois dans l’année.
Dans le n°76 d’Infostat Justice (septembre 2004) sont publiées des données un peu plus précises sur la justice des mineurs. En matière pénale, en 2001, les juges des enfants ont été saisis de 80 000 cas de mineurs délinquants (79 000 en 2003). Mais les passages multiples ne sont pas décomptés (on ne sait pas combien de mineurs – individus différents - ont été concernés). Le comptage en affaires arrive à un chiffre plus faible (58 000 en 2003) car une affaire peut concerner plusieurs mineurs. Après filtrages divers par le juge des enfants, il ne reste que 64 000 condamnations de mineurs par le juge des enfants ou le tribunal pour enfants (plusieurs condamnations pouvant concerner le même mineur). Donc notre auteur inconnu s’est emmêlé dans les unités de compte, mais pour avoir un ordre de grandeur à la louche, appliquer 80 % à 60 000 ne serait pas complètement dénué de sens, au moins à partir des données disponibles. Rappelons que l’idée est de savoir ce que donne le SEDM Royal en flux annuels.
Mais ce calcul escamote deux points importants de la justice des mineurs. D’abord, il y a pas mal de mineurs qui, surtout au « premier acte de délinquance » ne sont pas envoyés chez le juge : une mesure dite « alternative aux poursuites » est décidée par le parquet (rappel à la loi, réparation, par exemple). En affaires, cela représente environ 55 000 cas (en 2003), donc presque autant que les transmissions au juge. Ce système a été mis en place à partir du milieu des années 1990 pour apporter une réponse dès le premier acte de délinquance (en principe) sans pour autant submerger les cabinets des juges des enfants déjà bien occupés. Si l’on estime que c’est inefficace, le SEDM Royal doit leur être appliqué et ça double le périmètre, au bas mot. La candidate Ségolène Royal a eu le temps depuis de préciser sa pensée à ce sujet : « ce qui ne va pas aujourd’hui, c’est qu’au premier acte de délinquance, y’a pas de punition, et donc le gamin, y recommence », TF1, 19 février 2007). Il est même curieux que l’auteur inconnu n’ait pas vu ce point et qu’il ait basé le calcul sur les seuls mineurs présentés au juge.
D’un autre côté, il n’est pas sûr que le 80 % soit très fiable : le chiffre donné par Infostat Justice vient des condamnations inscrites au casier judiciaire. Or une part non négligeable de mineurs condamnés échappe à l’inscription au casier judiciaire (ça fait partie des règles propres au droit pénal des mineurs et vise à favoriser leur réinsertion sociale). Les 64 000 condamnations évoquées ci-dessus pour 2003 à partir d’une source propre aux juridictions pour mineurs se sont traduites par moins de 32 000 inscriptions au casier, source utilisée pour évaluer le 80 %. Ces 32 000 ne sont probablement pas représentatives des 64 000 et les mesures éducatives et peines les moins sévères (donc a priori concernant plutôt les « primo ») sont plus facilement effacées avant même d’être inscrites (par exemple pour des « primo » condamnés 6 mois avant leurs 18 ans). Le 80 % serait alors sous-estimé.
Tous comptes faits, le périmètre de 48 000 serait donc la branche la plus basse de la fourchette d’une estimation à la louche. Mais plus loin notre auteur inconnu se fourvoie gravement dans son raisonnement : « Un système d’encadrement à dimension militaire étant par définition fermé ou semi fermé, la proposition de Ségolène Royal conduirait donc à placer en milieu fermé 48 000 mineurs par an. Aujourd’hui 2 650 mineurs sont placés en milieu fermé en moyenne sur l’année : 2 000 en foyers (foyers classiques ou centres éducatifs fermés) et 650 en prison. La proposition de Ségolène Royal conduirait donc à multiplier par 18 le nombre de jeunes placés en milieu fermé. Compte tenu du coût de journée d’un jeune placé en milieu fermé (entre 300 et 700 euros par journée et par jeune), cela nécessiterait un investissement totalement démesuré. Il faudrait en effet créer ex-nihilo quasiment autant de places en milieu fermé qu’il en existe aujourd’hui en prison. Rapporté à la population carcérale du pays (59 000 détenus), cela conduirait ainsi au quasi doublement de la population retenue en milieu fermé en France. »
Alors là, c’est péché mortel. La première phrase parle d’un flux annuel. Or tous les chiffres qui suivent sont des stocks. Ainsi les 650 mineurs en prison (en fait 739 au 31/12/2003) sont alimentés par un flux annuel de 3 300 qui d’ailleurs ne restent pas tous mineurs pendant leur séjour en prison. Le nombre de places nécessaires dépend du temps de séjour moyen. Un séjour d’un mois en SEDM Royal donnerait un stock de 4 000 pour un flux annuel de 48 000. On est loin du doublement du parc pénitentiaire ! D’ailleurs, un petit SEDM Citoyen de trois jours ne nécessiterait que 400 places. Comme il y a, en gros, autant de voitures brûlées (environ 45 000 en 2005 et 2006) en tablant sur la régularité des brûleurs de voitures, il suffirait d’affecter tous les « primo » à l’enlèvement des carcasses (avec surveillance par l’armée, un jour de formation, un jour d’action, un jour de bilan). Le problème (mathématique, je veux dire) se complique avec les bus mais il n’est pas insoluble…
Bruno Aubusson de Cavarlay