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Éditorial (Lettre blanche n°45 - avril 2007)

Ne vient-il pas toujours des nuits,
de plus en plus de nuits ?
Ne faut-il pas dès le matin allumer des lanternes ?

Nietzsche

DEPUIS TROIS MOIS, les médias retentissent des émois et perplexités qu’a provoqué le report par l’Insee de l’habituel « calage » en mars des chiffres du chômage. Le taux de chômage provisoire, calé un an plus tôt et actualisé selon l’évolution des inscrits à l’ANPE, se dirigeait vers 8,6 %, mais une note officieuse de février proposait 9,4 %. En moyenne sur 2006, cette série provisoire donnait 9,1, mais la moyenne donnée par l’enquête emploi de l’Insee, qui devait servir au calage en question, était de 9,8 %. Certes on a quelques raisons de penser que la série ANPE sous-estime l’évolution. Mais l’écart était si important que l’Insee s’est pris à douter de son enquête et préfère nous priver de calage… Ce "9,8", lâché devant le Conseil national de l’information statistique n’est pas un résultat : c’est une « restitution statistique », concept nouveau ! Enfin, fin mars, le ministre du Travail donnait un taux de 8,4 % pour février, mais le lendemain Eurostat diffusait pour la France 8,8 % en se fondant sur l’enquête de l’Insee que celui-ci n’avait pas voulu utiliser.

Dans la pénombre des champs de nombres que restera-t-il du neuf huit mettant sous les projecteurs les petites misères de nos amis les statisticiens nationaux ? Le chômage serait-il devenu à leur art ce que le vote frontiste est à celui des sondeurs, une affaire de doigt mouillé et d’appréciation de la plausibilité des résultats ? Lire sur les sites web officiels et les blogs spécialisés autant d’explications contournées sur les diverses recettes permettant de rapprocher les résultats d’une enquête en population générale (enquête emploi mesurant le chômage au sens du BIT) et ceux d’un enregistrement administratif en continu (comptages de l’ANPE selon les catégories institutionnelles de demandeurs d’emploi) aura peut-être donné à certains l’occasion de faire des rapprochements non dénués d’intérêt. Le ministère de l’Intérieur ne pourrait-il pas publier une série mensuelle de la délinquance en corrigeant les comptages des services policiers à l’aide des enquêtes annuelles de victimation ? Ne pourrait-on faire de même pour la toxicomanie en corrigeant le comptage mensuel des personnes venant en consultation hospitalière spécialisée à l’aide des enquêtes épidémiologiques nationales ? Et pourquoi pas « corriger » le comptage mensuel des étrangers clandestins expulsés grâce aux résultats obtenus par une régularisation intégrale et sans condition à intervalles réguliers ?

La comparaison de deux sources à un moment donné permet au mieux de quantifier ce qui produit l’écart de leurs résultats. Elle ne donne le moyen de prédire l’évolution de l’une à partir de l’autre qu’en prenant le risque de devoir un jour faire le grand écart. L’Insee s’est enfermé dans une position dont il ne sortira pas indemne. Ses porte-parole ont admis que neuf virgule huit était le résultat d’une enquête mais déclarent ne pas pouvoir le promulguer comme chiffre officiel tant qu’ils ne pourront pas expliquer pourquoi ça fait nettement plus que leur dernier chiffre officiel, alors que d’autres indicateurs semblent évoluer dans un sens différent (cotisations sociales, par exemple). Laissons les statisticiens officiels sur leur piton choisir le sens de la flèche qui apparaîtra finalement à côté d’un « chiffre du jour » légèrement périmé lorsqu’ils auront suffisamment analysé les « biais de rotation »…

À moins qu’il ne leur vienne l’idée de proposer un outil pédagogique d’indicateur personnalisé de chômage : de même que l’Insee, pour couper court à l’écart ressenti entre l’indice officiel des prix et le ressenti de la population, propose à chacun de fabriquer son indice personnel. Pendant que ceux qui auront eu assez d’argent pour partir en vacances expérimenteront sur pièces (selon les quantités respectives de bière ou de glace consommées au bar ou achetées au supermarché) leur indice de prix personnalisé, les travailleurs de septembre prochain pourraient personnaliser leur taux de chômage, à 0 ou 100 % selon leur « perception-situation » personnelle !

Alors que les statisticiens se sont emmurés jusqu’à l’automne dans le silence de leur études complémentaires, leurs assiégeants ont continué leur route en contournant le piton. Le collectif ACDC a mis de nombreuses informations à disposition du débat public. Espérons seulement que cet épisode marquera un point dans le camp de ceux qui tiennent les chiffres pour un moyen de mieux comprendre notre société et se méfient à juste titre du chiffre unique supposé résumer à lui seul la réalité d’un phénomène : chômage, délinquance, toxicomanie, immigration, même combat !

 

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