La conjonction de plus en plus fréquente de statistiques décrivant l’état d’un phénomène et d’enquêtes décrivant la perception que se font les individus de ce phénomène est à l’origine de nombreux débats nationaux ou locaux. Un exemple national fait actuellement l’objet d’une grande attention des candidats à l’élection présidentielle : celui du décrochage entre l’inflation calculée par l’INSEE et celle ressentie par les citoyens. Un exemple local agite également le comité de rédaction de Pénombre : celui concernant le lien entre la délinquance calculée par les services du ministère de l’Intérieur, et le sentiment d’insécurité ressenti par nos concitoyens de plus en plus souvent interrogés sur ce sujet.
Tant que seules existaient des statistiques d’origine administrative, il était possible de réduire l’insécurité aux chiffres proposés. Comme ces derniers ne cessent de progresser depuis trente ou quarante ans, on pouvait en déduire que le sentiment d’insécurité devait croître à mesure, sans se tromper beaucoup. Mais on pouvait quand même se demander si l’usage de stupéfiants (délit puni de 1 an) était source d’insécurité (1), alors qu’une inondation, non punissable, l’était réellement…
On peut affirmer que le sentiment d’insécurité est lié positivement (au sens statistique) à la hausse de la délinquance. La campagne présidentielle de 2002 en fut un bel exemple. Mais on peut aussi dire l’inverse : c’est parce que les gens avaient un trop faible sentiment d’insécurité dans les années 70 qu’ils laissaient leurs clés sur le tableau de bord de la voiture en allant chez le boulanger et que le chiffre des vols d’automobiles a explosé… À l’inverse, de nombreux spécialistes pensent aujourd’hui que la baisse (européenne) des infractions de vol est largement liée aux nombreux efforts (techniques et financiers) consentis par les consommateurs à l’inviolabilité de leurs biens. Autrement dit, l’absence de sentiment d’insécurité entraînait une hausse de la délinquance, et le renforcement de ce sentiment d’insécurité génère une baisse de la délinquance…
Dans le détail, on peut aussi compliquer : une enquête de victimation auprès des femmes avait montré que 10 % des femmes interrogées déclaraient être victimes de violences. Ce chiffre est largement repris depuis, et a servi à justifier de nombreuses politiques de lutte contre les violences conjugales. Or, les questions posées aux personnes sondées concernaient non seulement des infractions bel et bien définies par le code pénal (violence, harcèlement…) mais aussi des événements moins évidemment poursuivables par la justice (insultes, critiques vestimentaires répétées ou reproches concernant la variété ou la qualité des menus familiaux).
À partir du moment où on différencie délinquance au sens policier ou judiciaire (la statistique administrative) et insécurité déclarée lors de sondages d’opinion, on est obligé de séparer les deux notions, et de redéfinir l’insécurité et la délinquance…
Notons que la délinquance enregistrée par les services de police et de gendarmerie (environ 4 millions de faits constatés chaque année) est, elle aussi, rapidement dépassée si on s’intéresse aux enquêtes de délinquance auto-déclarée, sachant que 50 % des jeunes régulièrement enquêtés par l’Observatoire des drogues et des toxicomanies au moment du rendez-vous citoyen usent plus ou moins régulièrement de stupéfiants, ce sont plusieurs dizaines de millions de délits qui, en fait, échappent chaque année aux statistiques officielles)… Mais c’est une autre histoire.
Quant au problème de l’usage de stupéfiants comme générateur d’insécurité, madame Michu, ma voisine du rez-de-chaussée, est persuadée que les jeunes qui traînent devant notre porte avec leurs mobylettes sont des drogués et des trafiquants, ce qui la met dans tous ses états : oui, elle a un fort sentiment d’insécurité, qui s’est d’ailleurs accru le jour où elle est devenue grand-mère… Le vieillissement de la population a sans doute aussi un impact sur le sentiment d’insécurité.
Comme l’erreur, qui fait écrire au spécialiste sécurité du journal Le Monde (daté du 12 janvier 2007) que l’enquête de victimation de l’INSEE et de l’OND (Observatoire national de la délinquance) de décembre 2006 « soulignait que près de 9 millions d’atteintes aux biens avaient été signalées par les 25 000 personnes interrogées. Aucune plainte n’est généralement déposée [sic]. » 360 par personne ! Imaginez au plan national !
Il faut bien dire que la source (sans doute la revue Grand Angle, n°9, de l’OND) n’est pas très claire, sur la taille de l’échantillon ni sur la technique de pondération (ou plutôt elle est claire, mais en petits caractères de la quatrième de couverture)… Il aurait fallu écrire que 1 360 des 7 275 ménages interrogés en 2006 avaient déclaré avoir subi au moins une atteinte ou tentative d’atteinte à leurs biens en 2005, ce qui, une fois pondéré, représente 4,8 millions de ménages, pour un total de 9 millions d’atteintes ou tentatives.
Vous imaginez la responsabilité d’un sondé ; une égratignure malveillante sur la portière déclarée à un sondeur de l’INSEE le matin et c’est aussitôt 3 500 atteintes aux biens de plus dans son journal du soir… Effrayant !
Fabrice Leturcq
(1) Voir à ce sujet l’article de René Padieu « Insécurité des chiffres », dans la Lettre blanche n° 44