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Exact mais insensé : quel remède ?

La presse publie régulièrement certains indicateurs de base censés caractériser la santé des entreprises du Cac40. Bien que le classement n’apparaisse pas explicitement, les tableaux diffusés suggèrent une hiérarchie des performances des groupes sur la base de l’évolution, en pourcentage, du résultat net (bénéfice ou déficit).

Intéressons-nous aux chiffres tels qu’ils ont été diffusés au printemps 2008 dans plusieurs journaux. Nous constatons que les deux entreprises qui présentent les résultats extrêmes sont d’un côté PSA, qui affiche une santé insolente, et de l’autre EADS avec une situation que l’on pourrait qualifier de désespérante.

I - Le cas PSA : son bénéfice connaît une variation de +383,61%, pourcentage qui résulte d’une évolution du bénéfice passant d’environ 180 à environ 890 millions d’euros (+710 M€). Soulignons le degré de précision du pourcentage, à l’égal de la performance du résultat ! Sur le fond on voudrait rendre attentif au fait qu’avec la même variation de 710 M€, on aurait attribué à PSA un pourcentage de +7 100 % si l’on était passé de 10 à 720 M€, et de +71 000 % si l’on était passé de 1 à 711 M€, etc. Que se serait-il passé alors si l’on avait franchi le seuil de l’équilibre ? Si, par exemple, on était passé d’un déficit de 100 M€ à un bénéfice de 610 M€ ?

II - Le cas EADS : voilà précisément un cas de franchissement de la ligne, puisque l’entreprise passe dans le rouge. Le bénéfice, modeste, de 100 M€ observé en 2006 se transforme en un déficit de 450 M€. Le mode de calcul du pourcentage conduit à une évolution catastrophique égale à -550,00% (bravo encore pour la précision !). Le calcul est certes juste (quoique…) : on divise la variation par la valeur de base et l’on multiplie par 100, mais quel sens a ce calcul ?

Comme cela se passe trop souvent, on ouvre la boîte et on prend un outil parmi ceux qu’elle contient, sans se préoccuper de savoir s’il est le mieux adapté à l’opération (on peut planter un clou avec une paire de tenailles !). On remarque que si le résultat était passé de +549 à -1 M€ (même variation absolue), le jugement aurait été plus modéré puisque la baisse n’aurait été que de 100,2%.

Où est le problème ? Pour fixer le bilan de santé des entreprises à partir des deux seules données de base disponibles (le chiffre d’affaires et le résultat), ne serait-il pas plus simple de faire la différence entre les ratios successifs ? Ces ratios (rapport entre le résultat et le chiffre d’affaires) figurent déjà sur les tableaux usuels mais pour une année donnée. Cette façon de faire présenterait un double avantage : elle ne serait pas sensible à des dénominateurs trop faibles et elle serait indifférente au franchissement du seuil d’équilibre1. Selon cette façon de faire, le ratio de PSA passerait de 0,32% en 2006 à 1,46% en 2007. Celui d’EADS passerait de 0,25% à 1,15%. PSA se verrait alors attribuer une variation positive de 1,14 point et EADS une variation négative de 1,40 point.

Comparaison des modes de calcul pour PSA et EADS

    PSA EADS
Chiffre d’affaires 2006 56,6 39,4
(milliards €) 2007 60,6 39,1
Résultat 2006 0,18 0,10
(milliards €) 2007 0,89 -0,45
Evolution et classement      
méthode de la presse variation absolue du résultat +0,71 -0,55
  variation relative du résultat +383,61%* -550%
  rang 1 40
méthode proposée

ratio 2006

ratio 2007

0,32

1,46

0,25

-1,15

  différence 1,14 -1,40
  rang 12 34

* Ce pourcentage, résultat d’un calcul dont les éléments sont connus avec deux chiffres significatifs, figure dans le journal avec cinq chiffres significatifs (le pourcentage obtenu en partant de 0,18 et de 0,89 est de 394 %).

Le classement diffère donc considérablement selon le mode de calcul de l’indicateur. La méthode proposée fait régresser PSA de la 1re à la 12e place et remonter EADS de la 40e à la 34e place. Le groupe Danone prend la première place (+21,5 points) et Unibail ferme le ban ( 38,6 points).

Je ne sais pas si l’on prend de grandes décisions au seul examen des indicateurs publiés dans les quotidiens, mais je suis sûr que les personnes « éclairées », ou du moins celles qui ne demandent qu’à l’être, et qui lisent cette presse sérieuse seront nombreuses à ne retenir de ces tableaux que les noms des entreprises présentant les résultats extrêmes.

On en vient alors à s’interroger sur la pertinence des mathématiques, ou du moins sur celle de leur usage quand il s’agit de mesurer les phénomènes observés dans le monde de l’économie, de la finance et plus généralement dans les sciences dites « molles ». En cette période de dérèglements boursiers, on entend souvent des voix qui critiquent l’usage immodéré d’une mathématique d’autant moins contrôlée qu’elle est sophistiquée. Dans l’exemple que l’on vient de prendre, il ne s’agit pas de cela, les mathématiques convoquées étant pour le moins élémentaires. C’est pourquoi je m’adresse à la communauté des adhérents de Pénombre.

Bernard Aubry

1 La formulation proposée conduit à une relation linéaire entre l’indicateur et le résultat, ce qui est naturel. En revanche, le calcul du pourcentage, comme dans les tableaux publiés par la presse, donne une fonction discontinue (cf. Bernard Aubry, Les mathématiques apprivoisées, Ellipses, 2000 : on trouve p. 34 et suivantes l’expression de la fonction qui relie l’indicateur y au résultat x et une courbe correspondant à un cas concret).

Ndlr : pour une fois, on laisse passer l’autopromotion, c’est pour la bonne cause (donner au lecteur une piste pour la discussion…) !