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Jamais, plus jamais

Dans Libération du 20 août 2001, p. 4, la rubrique " Rebonds " publie un texte signé René Pagis, juge des enfants au tribunal de grande instance d’Aurillac, membre du conseil national du Syndicat de la magistrature, et Luc Charpentier, directeur départemental de la PJJ du Cantal. On y lit cet énoncé, repris en encadré et en lettres rouges dans la même page : " Plus de 80 % des mineurs présentés au juge des enfants au pénal n’ont plus jamais (c’est moi qui souligne) affaire à la justice pénale ". Sûrement, mais comment le sait-on ?

On peut sans doute établir en 2001 que, s’agissant de l’ensemble des mineurs présentés au juge des enfants durant l’année X, moins de 20 % ont eu de nouveau affaire à la justice pénale dans la période de temps écoulée depuis l’année X jusqu’à l’année 2000 incluse (par hypothèse…). Par construction cette période de temps varie selon l’année X considérée. S’il s’agit de l’année 1954, le " plus jamais " des auteurs s’entend comme une période de 46 ans, en effet significative. En revanche, s’il s’agit de l’année 1998, " plus jamais " n’a guère de sens. Et s’il s’agit du stock entier des mineurs présentés au juge des enfants entre 1954 et 1998, un " pourcentage moyen " n’a plus aucun sens, puisque la durée prise en compte pour le calcul d’un taux de récidive varie continûment. La justice pénale n’en finira jamais d’alimenter Pénombre…

Dominique Monjardet, sociologue

 

Ce texte, apprécié de la rédaction, a suscité quelques réflexions complémentaires.

François Pradel de Lamaze note ainsi : " On peut envisager que " plus jamais affaire à la justice " sous-entende " au juge des enfants ", auquel cas la durée d’exposition au risque devient très faible, de l’ordre me semble-t-il en moyenne de un ou deux ans. Il serait d’ailleurs intéressant d’observer l’évolution de cette durée, évolution qui dépend essentiellement de l’âge moyen (est-il homogène dans le temps et d’un lieu à l’autre ?) à la première présentation et peut-être, si celui-ci varie, de l’âge où l’on cesse de relever du juge des enfants. "

Françoise Dixmier, toujours à l’affût, relève que " dans Libération du 28-01-02, un article commente l’assemblée générale de l’AFMJF (Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille). On y lit cette phrase, attribuée à Françoise Barutel, juge à Meaux : " Le rituel judiciaire, ça marche : 80 % des enfants ne passent qu’une fois devant le juge des enfants ". Quel est donc ce 80 %, qu’on voit parfois en compagnie d’un juge des enfants, et parfois au bras de la Justice Pénale soi-même ? "

Bruno Aubusson de Cavarlay se souvient : " J’avais déjà rencontré ce chiffre au moment de la mission parlementaire sur la délinquance juvénile (en 1998). Comme une rumeur, il circulait parmi nos interlocuteurs qui affirmaient avec la certitude liée au chiffre rond que 80 % des mineurs vus par le juge des enfants ne faisaient plus parler d’eux ensuite. Du côté des statistiques officielles, rien ne le confirmait. Et puis j’ai cru enfin trouver la source. Un éducateur d’un tribunal pour enfants de la région parisienne avait fait un relevé de tous les mineurs déférés au parquet (c’est-à-dire conduits devant le substitut après leur interpellation) pendant cinq ans. Et selon ses résultats, 82 % de ceux qui avaient été déférés entre 1991 et 1995 ne l’avaient été qu’une fois. Las, il y avait bien un problème de cohortes et de durée d’observation. Variable selon l’âge du premier défèrement, celle-ci se terminant de toutes façons avec la majorité de l’individu observé. Mais quel que soit le chiffre obtenu dans le cadre d’un calcul mieux établi, il parlerait du verre à moitié plein. Le verre à moitié vide, ce serait la proportion des cas observés concernant des récidivistes, voire des multirécidivistes : une grande partie des délits imputables à des mineurs seraient le fait d’un " noyau dur " de faible effectif. Alors combien 5 %, 10 %, plus… ? Écoutons la rumeur… "

P.S. Dans Le Monde du 7 février 2002, page 17, on lit sous la plume de Cécile Prieur que "80 % des mineurs concernés par la justice ne font qu’un passage au tribunal, s’en trouvant quitte avec un rappel à la loi, un suivi éducatif ou une mesure de réparation auprès des victimes". Interrogée, la journaliste a indiqué que ce chiffre n’est effectivement pas une " statistique " proprement dite, mais une estimation de l’activité des tribunaux pour enfants, énoncée par deux magistrats, lors d’un colloque sur la délinquance des mineurs, en décembre 2001, organisé par le Forum français pour la sécurité. Jean-Pierre Deschamps, président du TE de Marseille, et Jean-Michel Permingeat, président du TE de Toulon, l’ont énoncée chacun à leur tour pour l’activité de leurs tribunaux.

Il semblerait que les juges pour enfants soient assez persuasifs…

 
 
Pénombre, Avril 2002