Au tribunal, face à un prévenu, le juge pénal décide d’abord de la culpabilité de la personne, en fonction des indices dont il dispose et de son intime conviction. Si cette culpabilité n’est pas établie le prévenu est acquitté. Par contre, lorsque le juge conclut à la culpabilité du délinquant, il doit encore prononcer une sanction, qui sera infligée en fonction de certains critères juridiques, tels que la peine prévue par la loi pour l’acte commis, la personnalité du délinquant, ses antécédents judiciaires, son mobile, etc.
S’il s’agit-là d’évidences aux yeux des juristes, quelques recherches récentes montrent que des critères non juridiques s’immiscent dans cette logique si limpide. C’est ainsi qu’une recherche en cours à la Faculté de psychologie de l’Université de Lausanne montre que l’ordre dans lequel les moyens de preuve sont présentés à la Cour influence fortement la décision quant à la culpabilité.
Pour ce qui est du prononcé de la sanction, le juge dispose d’un large pouvoir d’appréciation. En effet, on admet généralement que le juge individualise les peines et maîtrise ainsi les sanctions qu’il prononce. Il maîtriserait donc le nombre, qu’il s’agisse du nombre de francs ou d’euros d’amende ou du nombre de jours, de semaines, de mois ou d’années de détention qu’il inflige.
Mais est-ce véritablement le cas ? Le juge maîtrise-t-il le nombre ou le nombre influence-t-il le juge ? Voilà la question qui sera traitée ci-après. Pour ce faire, je vous présenterai les résultats de deux recherches effectuées en Suisse.
Les juges préfèrent les (peines) rondes
La première recherche consiste à étudier les statistiques nationales des condamnations à des peines privatives de liberté, en les regroupant par intervalles d’un mois, soit d’un jour à un mois, d’un mois et un jour à deux mois, de deux mois et un jour à trois mois, et ainsi de suite. Le graphique 1 représente un extrait de ce que l’on obtient en agissant de la sorte.
On y observe que les peines se répartissent bien moins uniformément que ce que l’on aurait pu penser. En effet, les juges, privilégiant très nettement certaines peines par rapport à d’autres, semblent particulièrement apprécier les peines " rondes " (8,10, 12, 18, 24, 30, 36, 42 mois) et ne prononcent presque jamais de peines de 11, 13, 17, 19, 23, 29 mois. Si le pic observé à 18 mois peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit, en Suisse, de la limite supérieure du prononcé possible du sursis, il est juridiquement beaucoup moins compréhensible que les nombres pairs soient largement préférés aux nombres premiers !
L’explication à caractère psychologique qui veut que chacun s’accroche à ce qu’il connaît et qui fait partie de son quotidien (soit à un an plutôt qu’à 11 ou 13 mois, ou à deux ans plutôt qu’à 23 ou 25 mois) n’ayant évidemment aucun fondement juridique, elle tend à nous faire penser que le nombre semble influencer le juge dans son processus de décision. Il y a les nombres que l’on aime (de par le fait qu’ils appartiennent à notre système de pensée, à nos échelles habituelles) et ceux que l’on n’aime pas. Et les juges ne sont pas différents de nous tous…
Il semble donc bien que, contrairement à l’idée que s’en font en général le public et les juges eux-mêmes, ces derniers ne maîtrisent pas forcément le nombre, mais que le nombre pourrait, par contre, les influencer lors du prononcé de leurs sanctions.
Les mois plus longs que les jours, les années plus courtes que les mois…
La seconde recherche1 consistait à présenter quatre affaires criminelles fictives relativement graves à un échantillon de 290 juges pénaux et à demander à ces derniers de se déterminer sur la peine à prononcer, en partant de l’idée que la culpabilité était acquise. Un quart de l’échantillon devait se prononcer en jours, un quart en semaines, un quart en mois et le dernier quart en années, l’hypothèse étant que l’unité de sanction influence la durée de la peine prononcée.
Le graphique 2 et les analyses complémentaires effectuées à ce propos nous permettent de constater que, dans les quatre cas, les peines exprimées en jours ne sont pas significativement différentes des peines exprimées en semaines. Par contre, dans tous les cas, les peines prononcées en années sont significativement plus longues que celles prononcées dans les trois autres unités de sanction.
Si l’on traite de manière plus détaillée les quatre cas, on observe que dans les cas A et B (excès de vitesse et petit brigandage, soit des infractions de gravité restreinte), les peines prononcées en jours ou en semaines sont significativement plus courtes que les peines prononcées en mois, ces dernières étant significativement plus courtes que les sanctions infligées en années.
Par contre, dans les cas C et D (viol et détournement de plusieurs centaines de milliers d’euros, soit des infractions relativement graves), les peines prononcées en jours, en semaines et en mois ne sont pas significativement différentes quant à leur durée. Néanmoins, les peines prononcées en années restent toujours les plus longues et la différence de durée entre ces dernières et les peines prononcées dans les trois autres unités est statistiquement significative.
En conclusion, il semble donc bien que l’unité de sanction influence le quantum de la peine prononcée, laissant penser que les juges n’aiment pas prononcer des " grands " nombres de jours ou de semaines, alors qu’ils ne rechignent pas à prononcer des peines équivalentes en " petits " nombres d’années.
Ici encore, on pourrait arguer que la " logique " veut que les longues peines soient prononcées en années et les peines plus courtes en jours, semaines ou mois, puisque chacun se réfère à l’unité la plus courante et donc la plus simple à maîtriser dans chaque cas de figure. Mais, une fois de plus, cette logique n’a rien de juridique et implique dès lors que des considérations qui n’ont absolument rien à voir avec le droit pénal influencent la justice criminelle.
Les conclusions de cette seconde recherche nous permettent d’ailleurs de penser que, tout étant égal par ailleurs, les peines pécuniaires prononcées en euros seront probablement plus lourdes que celles prononcées par le passé en francs français… En effet, il semble possible de moduler les peines prononcées par les juges en leur imposant simplement un changement d’unité de sanction.
Sans vouloir affirmer que les magistrats sont à la merci du nombre, ce dernier semble véritablement influencer le juge dans sa décision lors du prononcé d’une sanction. Les juges seraient-ils donc sous l’influence d’un critère bien peu juridique lorsqu’ils prononcent leurs peines : le nombre ? Ou en d’autres termes : est-ce que le nombre influencerait la peine ? Est-ce que – nombre – peine ? Peine – nombre – est-ce que ? Pénombresque !
André Kuhn, criminologue
Université de Lausanne
1. publiée dans son intégralité sur Interne (http://www.unil.ch/penal/qui/kuhn/FNRS.htm).
Pénombre, Avril 2002