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Le rose et le noir

Pénombre avait jadis épinglé Le Monde pour présenter souvent les faits comme des révélations, dont le peuple recevait les lumières grâce à la perspicacité de ses journalistes. Fidèle à cette posture, sa une du 17 mai, sous le titre " Ces entreprises qui embauchent" rapporte avoir fait une enquête auprès de quarante grandes sociétés, dont il dévoile les prévisions. Il s’inscrit ainsi en faux contre la sinistrose entretenue par ses confrères (et par lui-même !) qui, montant en épingle, quelques plans sociaux massifs (Danone, Marks & Spencer...) nous avaient alarmés. À tort, explique le journal, qui rappelle que l’économie française avait créé plus d’un demi-million d’emplois l’an dernier et nous met en garde contre la fausse perspective que ces licenciements médiatisés créait. En bref, lorsque presque tout est rose, ne nous laissons pas abuser par un peu de noir.

Jadis, au plus fort de la crise, la télévision nous avait montré tel ministre aller complimenter telle petite entreprise qui avait créé quelques dizaines d’emplois. On espérait que les médias, montrant dans tout ce noir un peu de rose, nous rendraient plus optimistes. Lorsqu’on ne nous parle pas des meurtriers et des catastrophes, on nous parle d’événements heureux : mariages princiers et coupe du monde.

On dit que la nervosité des marchés financiers leur fait surinterpréter les signaux de la conjoncture. Faut-il de même dire que le marché médiatique surinterprète les événements, face sombre ou face claire ! Pénombre s’intéresse au débat public : la part qu’y tiennent les médias est massive. Qu’est-ce donc que le débat public ? Où a-t-il lieu, si ce n’est dans les articles des journaux, les tribunes qu’ils offrent aux experts et aux politiques ou les courriers de lecteurs qu’ils publient, et sur les plateaux de télévision ? Le choix des faits que l’on y rapporte et des opinions qu’on y met en scène dicte la teneur du débat public. La démocratie s’y trouve livrée aux vents de l’émotion.

Les statisticiens se veulent observateurs des faits, scientifiques, impartiaux et impavides. Ils livrent à ce débat public des chiffres censés y apporter l’objectivité. Ne voit-on pas pour autant les médias convoquer ensemble ou en concurrence la raison supposée des nombres et la déraison révérée des hommes ? Ces derniers ne se font pas faute d’invoquer eux aussi les nombres, mais comme projectiles pour la défense de leurs positions. Pénombre peut-elle alors raisonner le débat public sans faire le procès de la presse ? Mais, peut-on instruire celui-ci sans que la presse y présente sa défense ! Ou, fera-t-elle défaut ? On ne lit jamais, dans Pénombre ou ailleurs, ce que la presse a à dire de ce que Pénombre dit d’elle. Faut-il du reste qu’il y ait procès ? La presse ne peut-elle participer au débat public autrement qu’en l’organisant : avoir une réflexion, publique, et un dialogue sur son rôle et sa posture ?

Jean-Pierre Haug


 
Pénombre, Octobre 2001