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Madame Soleil au pays du froid

EN “ UNE ” du Monde du 25 février 2004, un encadré avec le titre “ La Russie se dépeuple ” et ce texte : “ Le pays vit une grave crise démographique. En 2050, il ne comptera plus que 101 millions d’habitants contre 145 millions en 2002. (…). ” Ça c’est plus fort que les prédictions de Nostradamus, c’est clair !

Dans l’article, en pages centrales, les choses sont plus nuancées. On lit “ Du recensement de 1989 à celui de 2002, l’ensemble de la population russe a diminué de 1,8 million d’habitants, pour s’établir à 145,2 millions. Sans l’immigration la chute serait de trois fois supérieure. À ce rythme (c’est moi qui “ italiquise ”), les experts de l’ONU estiment que le pays le plus vaste du monde ne devrait plus compter que 101,5 millions d’habitants en 2050. ”

Il ne s’agit plus d’une prévision mais d’une éventualité. Ouf !

On a ici un exemple de projection mal interprétée ou mal présentée, comme cela arrive fréquemment. Trop souvent en effet, à propos de ces exercices, qu’ils concernent la population ou autre chose, on met en avant le résultat, surtout s’il est frappant, ou la sophistication de la méthode, alors que la première chose importante à énoncer est le “ statut ” de l’exercice en question.

Pour simplifier on peut dire que ces statuts sont au nombre de trois : la prévision, l’alarme et l’analyse. Les projections de populations de pays, qu’élaborent régulièrement les instituts nationaux de statistiques, ont pour objectif la prévision. Cela étant, leurs fabricants s’en défendent - pour ne pas être accusés de s’être trompés si leurs résultats ne se révèlent pas conformes à la réalité - en prétextant, entre autres choses, de la multiplicité des scénarios présentés. Mais ces scénarios se réduisent à un seul quand ces projections servent de base pour d’autres plus détaillées, comme des projections de population active, de ménages, etc.… Par ailleurs, ce sont ces projections de populations qui conduisent à réformer les systèmes de retraite. Or, qui nous demanderait de travailler plus longtemps si le vieillissement qui résulte de ces calculs n’était qu’une possibilité parfaitement évitable ?

La projection-alarme est le contraire d’une prévision. On veut que le résultat n’arrive pas. C’est la “ prévision ” de Bison futé, faite précisément pour que les bouchons annoncés n’aient pas lieu. Alfred Sauvy le grand démo-économiste parlait de “ prévoir pour ne pas voir (arriver) ”. C’est la “ prévision ” du nombre de retraités si rien ne change, laquelle incite à prendre des mesures pour que cette éventualité ne se réalise pas.

Quant à la projection-analyse, en matière démographique, elle a pour seul objectif d’étudier l’influence des différents facteurs d’évolution des populations. Par exemple, une projection dans laquelle on suppose que l’espérance de vie ne s’allongera plus, permet, en la comparant avec une projection où cette espérance de vie est supposée continuer à croître, de voir l’influence de ce facteur sur le vieillissement.

Il y a quelques années, les démographes de l’ONU avaient calculé, pour quelques grands pays occidentaux, les immigrations nécessaires pour contrer les effets de leurs faibles fécondités. Il s’agissait de projections-alarmes, voire de simples projections-analyses, en particulier en ce qui concernait le calcul des immigrations nécessaires, des nombres énormes, pour empêcher ces populations de vieillir. Or, ces projections ont été souvent mal comprises, en particulier par des démographes qui leurs attribuaient un statut qu’elles n’avaient pas. Sans parler de Jean-Marie Le Pen, qui en a profité pour déclarer “ la commission de l’ONU nous a demandé de prévoir de recevoir dans les vingt ans qui viennent 27 millions d’immigrés ” ( !).

La projection de la Russie relève de l’alarme. C’est une façon-choc de montrer le mal-être d’une société qui ne fait plus les enfants nécessaires à sa survie et où l’on meurt plus qu’ailleurs de maladie, d’alcoolisme et même de violence. Mais personne n’attend ni ne souhaite que ce grand pays perde un tiers de ses habitants d’ici un demi-siècle et à terme soit rayé de la carte.

Ces réflexions valent pour toutes les projections, économiques, climatiques, etc.… Cela étant, en ce qui concerne les projections climatiques, la différence entre la catastrophe annoncée si rien de change et la prévision risque d’être mince vu la faible motivation des opinions et des gouvernements, préoccupés de bien d’autres choses que d’écologie.
 

Alfred Dittgen

NDLR. La Russie n’a décidément pas de chance. Elle souffre déjà de “ natalité négative ” (n° 10, Victor Descombres, “ La Russie dans le rouge ”) et d’un niveau de vie “ en diminution de 300 à 400 % ” (n°22, Alfred Dittgen, “ De l’usage des pourcentages par cent ”).

 
Pénombre, Août 2004