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Media voce

PUISQUE l’objet de Pénombre est de s’intéresser au “ bon usage des nombres dans le débat public ”, il est inévitable que cela conduise à commenter les mauvais usages. Ceux des politiqus et ceux de la presse notamment. Cette dénonciation rencontre apparemment un certain succès auprès de diverses catégories de lecteurs, y compris de certains journalistes. Pour autant, les choses continuent. Non que nous ayons la prétention de réformer le monde en général et la presse en particulier ! Mais, on peut s’interroger sur ce qui cause cet état de fait. Je livre le récit qui suit.

Que conclura-t-on d’un exemple ? S’il s’agit d’un cas isolé, on dira que ce dont on parle est dérisoire et sans intérêt. Si au contraire le cas est fréquent, on dira que c’est banal et donc sans intérêt… Celui que je cite ici me semble intéressant parce que révélateur.

Mon propos n’est pas dirigé contre les acteurs particuliers du fait évoqué. Ils ne sont là que pour illustrer une situation générale dont ils ne sont pas responsables : mon interprétation sera au contraire que les causes dépassent les acteurs.
 

Il était une fois...
En mars 2004, je tombe sur ce titre dans un journal : “ Une femme sur trois dans le monde subit des violences ”. Par réflexe professionnel et par posture pénombrienne, je “ tilte ” ! Je vais vous dire comment et ce que cela m’inspire. La critique de l’affirmation en cause fait l’objet d’un article distinct de façon à ne pas alourdir celui-ci et à ne pas mélanger mes deux propos, même si l’un repose sur l’autre.

Il se trouve qu’à cette époque, un autre journal me demandait un article illustrant le thème “ chiffre, science et société ”. Je saisis alors l’occasion de l’exemple qui se présente. Auparavant, toutefois, je contacte le journaliste auteur de l’interview en cause. J’envoie à son journal un bref message disant “ ce n’est pas le chiffre en lui-même qui m’étonne : mais, serait-il le double ou la moitié, je m’étonne de la possibilité d’établir une telle estimation. Votre interlocutrice avait-elle une justification pour cette affirmation que vous puissiez vérifier ? Il serait essentiel pour la crédibilité, d’une part, de connaître la signification du concept de “violence” en question et, d’autre part, de savoir la méthode d’établissement du chiffrage. ” Plusieurs jours passent sans réaction du journaliste et je dois envoyer mon article sans pouvoir bénéficier de ses remarques. Trois mois plus tard, je n’ai du reste toujours rien reçu : ou ce journal est mal organisé et ne remet pas leur courrier à ses collaborateurs, ou ce journaliste est indolent ou encore il est peu courtois.

Dans l’article que je rédige alors, je veux commenter combien certains chiffres colportés par la presse sont repris sans contrôle. J’expose en plus bref ce que je retrace dans l’article ci-dessous. Partant d’un cas réel, je commence par en donner la référence : quel journal, quel jour. Or, – et c’est là le second événement qui motive le présent commentaire – la rédaction de “ mon ” journal estime qu’il ne convient pas de paraître mettre en cause un confrère. J’accède à son désir et ne cite pas ma source. Si je le relate ici, ce n’est pas une revanche sur cette concession : elle était volontaire. En effet, il n’était pas dans mon objet de troubler, quelles qu’elles pussent être, les relations entre deux organes de presse. Elles sont en dehors de mon champ et je n’ai aucune légitimité, ni pour les juger, ni pour y interférer. Cela ne va pas m’empêcher de relever que les usages de la profession ont une incidence sur la façon dont elle tient son rôle à l’égard du public. Et, justement, s’il s’agit là d’un trait général de la corporation, je puis en parler à partir d’un cas qui le manifeste sans avoir à identifier ce cas. De la même façon, un médecin explique une pathologie en exposant le cas d’un patient qu’il ne nomme pas, mais dont il donne une description (un homme de 45 ans, qui souffrait depuis dix ans de douleurs de tel type, etc.). Il s’agit donc d’un “ cas clinique ” et, de la même façon qu’en médecine, je l’évoque ici sans citer les protagonistes. Il serait du reste vain de “ désanonymiser ” le cas ; car on ne saurait rien en déduire de plus.

Donc, j’écrivais que le journaliste avait été un peu léger en acceptant un chiffre de son interviewée sans apparemment s’inquiéter de sa signification et de sa plausibilité. Je notais aussi que le titre incriminé reprenait l’affirmation de l’interviewée mise entre guillemets. Formellement, le journal n’y donnait donc pas sa caution. Et, c’est là que, dépassant ce que j’ai publié par ailleurs, je voudrais souligner trois points.
 

Faits ou opinions ?
Le premier est que, malgré les guillemets, le titre est ce qui risque de rester à l’esprit des lecteurs. C’est même le caractère accrocheur de ce qui est affirmé qui a fait choisir au journal de mettre cela en relief. Or, les lecteurs ne feront pas le subtil distinguo entre ce que le journal affirme et ce que le journal dit que quelqu’un affirme. Le journal se fait donc complice d’un abus d’interprétation : professionnel de la communication, il ne peut ignorer ce risque (risque qui est même une quasi-certitude).

En deuxième point, je relèverai que les journaux rapportent souvent les propos et opinions de personnalités, de responsables économiques, politiques ou syndicaux : “ selon le ministre X ”, “ selon le secrétaire général de… ”. Dans ces conditions, l’information qu’on nous délivre ne porte pas sur les faits, mais sur ce que des gens en disent. On vous raconte que l’un dit que la situation est excellente et que l’autre dit qu’elle est exécrable ; et débrouillez-vous pour deviner ce qu’il en est réellement. Ce n’est que secondairement, que certains journalistes plus avertis décortiquent pour vous le problème. Il en est heureusement beaucoup qui font cela ; mais ces analyses plus balancées que l’affirmation à l’emporte-pièce d’un tribun, ne se trouvent que dans le corps de l’article, si vous avez la patience de le lire. Pas dans les manchettes qui modèlent la perception du public. On a même parfois une sorte de renversement : un fait établi est rapporté en lui donnant le statut d’une opinion. Par exemple, un organisme public aura fait une étude aussi précise que les statistiques le permettent et en aura tiré des conclusions impartiales, mais il se trouve qu’elles seront annoncées par le ministre de tutelle et le journal va écrire “ selon le ministre, les investissements ont crû de 18 % en deux ans ”. Or, le ministre n’avait aucun moyen par lui-même d’arriver à cela. Ceci contribue à brouiller encore plus, tant pour le journaliste que pour ses lecteurs, la différence entre le fait qu’on évoque et l’opinion que tel ou tel en a.

Mon troisième et dernier point en vient alors au comportement collectif de la presse. Nous avons ici l’exemple d’un journal qui se refuse à paraître en critiquer un autre. De même, un médecin ne critique pas ouvertement devant son patient le diagnostic ou le traitement précédemment posé par un confrère. Cette attitude est parfois critiquée : “ ils se tiennent ; ils ne veulent pas se désavouer ”. On se sent pris dans une sorte de complot du corps professionnel. Pourtant, il serait tout aussi délicat de rendre le patient témoin ou arbitre d’une querelle sur des concepts et des techniques qui le dépassent. Et, il n’y aurait rien à gagner à transformer une profession (la médecine ou la presse) en champ clos.

 
Que conclure ?
Personnellement, je ne juge pas ces errements : je constate qu’ils ont des justifications, qu’ils ont des effets et que certains les critiquent. Ils ont leur fondement dans une sociologie qui ne m’est pas accessible. Je crois seulement pouvoir y voir que, lorsqu’un journal ou un journaliste diffuse quelque chose de douteux, il est très rare qu’il envisage d’y revenir et de manifester un doute. Et, il est très difficile de trouver quelqu’un qui signale et rectifie l’éventuelle équivoque. Pénombre s’est donné pour tâche de le faire en ce qui concerne l’information chiffrée mise en circulation dans l’espace public. Dans les faits, cela revient souvent à pointer une bévue ou une légèreté médiatique : posture de dénonciation, qui permet d’amuser quelquefois et un peu d’assainir, mais qui ne remédie pas sensiblement au problème. Or, Pénombre n’a guère réussi jusqu’ici à associer la presse elle-même à cette entreprise. Nous nous y sommes mal pris, sûrement. La presse ne s’y prête sans doute pas non plus. Il n’est pas possible d’en percevoir de l’extérieur les ressorts (et ce ne serait du reste ni correct, ni opérant). Je me souviens que, dans une autre matière, j’avais il y a vingt ans organisé une table ronde avec - cela se trouve ainsi - un rédacteur en chef du même journal où j’écris aujourd’hui : à cette occasion, il m’avait témoigné de sa déception lorsque, présidant un peu avant encore son association professionnelle, il n’avait pas réussi à développer en son sein une réflexion déontologique. Je m’autorise cette évocation : avec hésitation, puisque je viens de dire que ce n’est pas de l’extérieur que l’on peut apprécier les choses. Reste donc un problème non résolu, que j’expose et que je laisse à la méditation des lecteurs de Pénombre, des journalistes et des citoyens.

 
René Padieu

 
Pénombre, Août 2004