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Violence faite aux chiffres

 
Ce titre du Monde (6 mars 2004, p.4) : “ Une femme sur trois dans le monde subit des violences ” introduit une interview de la secrétaire générale d’Amnesty International. Toujours se méfier des annonces à l’emporte-pièce, qui tonitruent souvent d’autant plus que la cause défendue est noble. Ce titre est insensé. Il l’est même de plusieurs façons à la fois.

1 - Il est tout à fait invraisemblable qu’une telle estimation ait pu être faite à l’échelle mondiale. Qui aurait pu la décider, l’organiser et la mener à bien ? Voyez-vous qu’on puisse interroger là-dessus au fond de la Chine ou au cœur de l’Afrique, chez les seigneurs du Triangle d’Or ou dans le Pérou du Sentier Lumineux ? Déjà, une telle investigation est délicate à l’échelle modeste d’un pays européen, sans trop de problèmes de transport ni de sécurité. Une tentative d’enquête internationale de victimation a été faite plusieurs fois, sous l’égide de l’ONU : elle s’est limitée à une bonne trentaine de pays et souffre de défauts méthodologiques majeurs. Si, faute d’enquête, on construisait une estimation à partir de données fragmentaires, elle serait très incertaine. Il faudrait le dire, indiquer au moins grossièrement comment on a fait.

2 - Le plus problématique : qu’est-ce qu’une “ violence ” ? Des coups : de quelle nature ? Produisant quels dommages ? Des mutilations (excision, colliers de femmes-girafes, scarifications, …) ? Ou, aussi, des agressions verbales, des insultes ? L’astreinte à des actes pénibles ou dégradants ? La privation de certaines facultés ou libertés, certains interdits ? … Où met-on la limite ? Il est évident que, selon qu’on la place plus ou moins loin, on peut obtenir des scores variant à l’extrême. Les enquêtes de victimation que l’on fait en France sont attentives à cerner cela, tout en reconnaissant une dimension de subjectivité : il ne faut pas lire “ tant de personnes sont victimes de ... ”, mais “ tant de personnes se disent victimes de ... ”. Faute d’avoir précisé ce qu’on entend par “ violence ”, ce qu’on dit ne signifie rien.

3 - Imaginons qu’on ait bien défini les violences en cause et qu’on ait eu le moyen de conduire une enquête représentative dans toutes les parties du globe. Peut-on croire que les questions, dûment traduites dans toutes les langues appropriées, aient été comprises de la même façon par tout le monde et que donc les réponses auraient été comparables ? Car, il faut bien qu’elles le soient pour qu’on ait le droit de les additionner.

4 - L’auteur de cette déclaration ne précise pas de quelles “ femmes ” on parle : de zéro à 120 ans ? ou, à partir d’un certain âge ?

5 - Il faudrait aussi avoir précisé sur quelle période de temps porte l’interrogation. Le présent du verbe “ subit ” suggère une permanence. S’agit-il de violences continues ou répétées ? Dans ce cas, à quel rythme ? Dans les enquêtes de victimation conduites en France par l’INSEE ou le CESDIP (difficilement et avec un luxe de précautions méthodologiques), on précise “ combien de fois avez-vous été victime de … depuis un an ”, par exemple. Il est évident que relativement peu de personnes sont victimes de quelque chose un jour donné ; mais la proportion augmente si l’on considère une semaine ; elle augmente encore si l’on prend le mois ; et ainsi de suite. La proportion que l’on obtient dépend donc de la période qu’on a couverte.

6 - Une fois ce dont il s’agit caractérisé ainsi, aussi objectivement que possible, la signification sociale de ces faits serait éminemment variable selon la culture où l’on est. Autrement dit, la définition retenue reflète un jugement ethnocentrique auquel l’auteur prête une valeur universelle.

7 - En admettant malgré tout – ça fait déjà pas mal de choses à accepter ! – que les faits en cause soient ainsi bien caractérisés, de signification suffisamment homogène et bien comptés, cette proportion d’un tiers doit sans doute varier beaucoup d’un pays à l’autre, selon la situation économique, selon la situation politico-militaire,... Quel sens donner à une moyenne planétaire ?

8 – Enfin, en disant “ une femme sur trois ” considère-t-on par ailleurs que les hommes, de leur côté, subissent des violences plus ou moins de même nature, dans une proportion qu’on ne nous donne du reste pas ? Ou, veut-on suggérer que c’est en tant que femmes que sont subies les violences dont on parle ? Car enfin : ou on s’intéresse à la violence et on déplore qu’elle affecte les femmes particulièrement, et alors, pour mieux s’en convaincre, il faut comparer au chiffre correspondant pour les hommes. Ou bien, on s’attache aux violences subies du fait qu’on est femme : ce qui veut dire que, en plus de ces violences spécifiques, les femmes subissent aussi des violences “ de droit commun ” qu’elles partagent avec les hommes (ceux-ci ayant du reste peut-être aussi “ leur “ lot de violences à eux ?). Dans les enquêtes de victimation faites en France, les hommes apparaissent davantage victimes de violence que les femmes. Ce résultat surprend parfois. L’opinion est en effet répandue que les femmes seraient plus victimes (notamment, victimes de la brutalité de leurs compagnons). La réalité semble être que les hommes (surtout les jeunes) vivent dans des milieux violents, qu’ils sont violents et qu’ils sont eux-mêmes les premières victimes de cette violence. Lorsqu’on sait cela, on ne doit parler sans précaution d’une violence “ faite aux femmes ”, sans préciser si elle est faite par les hommes ou par d’autres femmes, ni regarder celle faite aux hommes. Sans une telle précaution, on joue sur la résonance qu’a dans le public l’idée préconçue que je viens d’évoquer : que les femmes sont davantage victimes et, implicitement, qu’elles le sont des hommes.

Voici donc huit chefs de non-sens ou d’absurdité qui pèsent à mon sens sur cet unique résultat chiffré. Un record que l’on devrait inscrire au Guiness Book.
 

René Padieu

 
Pénombre, Août 2004