L’affaire ainsi exposée clarissimement après une trop brève évocation dans l’éditorial de la Lettre blanche n°55 (juin 2011), quelques compléments doivent être portés à la connaissance de nos lecteurs.
La déclaration du ministre de l’Intérieur ayant provoqué un certain émoi, la direction de l’Insee fut pressée d’intervenir puisque le « deux tiers d’échecs scolaires » imputés ou attribués aux « enfants d’immigrés » étaient dits provenir de l’Institut. Dans un premier temps, « La direction de l’Insee a indiqué aujourd’hui ne pas avoir "vocation à s’exprimer" sur les interprétations données à ses statistiques alors que les syndicats attendaient d’elle une mise au point aux propos polémiques du ministre de l’Intérieur Claude Guéant sur l’échec scolaire des enfants d’immigrés » (Le Figaro, 24 juin 2011, citant une dépêche de l’AFP évoquant un courrier interne). Trois jours plus tard, ayant trouvé son chemin de Damas (une grâce syndicale, ndlr), la direction publiait ce communiqué : « Suite aux différents échanges qui ont eu lieu par voie de presse à ce sujet, l’Insee souhaite rappeler les statistiques publiées en 2005 sur le parcours scolaire des enfants d’immigrés. » Et faisant référence à l’ouvrage et aux données rappelés par Tom Doniphon, concluait ainsi : « Compte tenu de ces éléments, la proportion d’enfants d’immigrés parmi les élèves sortis sans qualification de l’enseignement secondaire peut être estimée à environ 16 % pour les enfants de familles immigrées. Si on y ajoute les enfants de familles « mixtes », cette proportion passe à environ 22 %. Les statistiques sur lesquelles s’appuie cette estimation sont disponibles depuis leur parution en 2005 sur le site internet de l’Insee à l’adresse : www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/immfra05f.PDF »
Le ministre cliqua-t-il sur ce lien ? Puis sur un autre, et un autre encore ? Mit-il à profit cette ouverture de la direction générale proposée avec le passage des FI aux FMI (familles mixtes immigrées) faisant gagner six points de pourcentage (de 16 à 22) alors qu’il en manquait beaucoup plus pour parvenir à deux tiers ? On ne saura pas. Ce que l’on sait, c’est qu’une autre occasion lui avait déjà été donnée de faire monter l’enchère, à 83 % cette fois !
S’exprimant lors des Journées d’échange des acteurs de la rénovation urbaine le 14 juin 2011, pour soutenir l’importance de son sujet, il déclare : « On voit bien ce qui se profile derrière cette ségrégation urbaine, derrière cette sécession territoriale. Je sais que j’emploie des termes forts, mais les responsables politiques doivent, je crois, avoir le courage de chercher la vérité et de la dire. Et bien, derrière tout cela, il y a un véritable séparatisme social qui met en danger notre cohésion. Séparatisme social, parce que sans une action très volontariste, du type de celle qui est engagée avec le programme de rénovation urbaine, se constituent sous nos yeux, de véritables phénomènes de ghettoïsation, de ségrégation des défavorisés. Cela se constate à partir d’indicateurs incontestables, comme la part des bas revenus, le pourcentage de non diplômés ou le taux de chômage. Et cela se vérifie encore plus pour la population immigrée qui représente 83 % des habitants dans les quartiers sensibles. Les jeunes des familles qui n’ont pas le moyen de partir ailleurs grandissent dans un environnement où l’échec scolaire et le chômage sont la norme. Or chacun sait bien qu’en conditionnant l’environnement social des enfants, on conditionne leur avenir tout court. »
Cette longue citation n’a pas été tronquée pour que le lecteur ne se méprenne pas sur le contexte d’apparition de cet énorme 83 % qui ne fera réagir que quelques personnes présentes dans l’auditoire. Il ne semble pas y avoir eu « jonction de deux affaires » comme l’on dit dans le jargon judiciaire. Et à ce moment, il n’y a que « réitération » ; pas encore récidive puisque l’Insee n’a pas encore aidé le ministre sur le chemin de la vérité. On imagine ce que la jonction aurait donné : pour obtenir le « bon » chiffre, disponible en ligne depuis six mois, veuillez consulter Insee Première, n°1328, décembre 2010, « La population des zones urbaines sensibles ».
Or cette publication indique que « la part des étrangers et des Français par acquisition est deux fois plus importante dans les ZUS que dans les unités urbaines englobantes. 17,5 % des habitants de ZUS sont étrangers, dont près de la moitié originaires des pays du Maghreb et 10,2 % sont Français par acquisition. » Le lecteur de Pénombre remarquera cette approche qui lui sera peut-être moins familière que la distinction immigré/étranger. Tous les étrangers ne sont pas des immigrés (ils peuvent être nés en France) et certains Français sont immigrés (s’ils ont été naturalisés après leur entrée en France). Les démographes préfèrent se baser sur la qualité d’immigré qui ne change pas dans le temps. Mais on conçoit que la nationalité est plus facilement connue y compris avec la modalité Français par acquisition. L’ensemble des 17,5 % d’étrangers et des 10,2 % de Français par acquisition fixe en tout cas un maximum pour la proportion d’immigrés au sens strict. Donc 27,7 % pour les habitants des ZUS, pas 83 %. Cette fois, il est peu vraisemblable qu’une confusion dans le calcul du pourcentage soit à l’origine de ce chiffre étonnant.
Se pourrait-il que M. Guéant utilise une définition personnelle plus large de la population immigrée que les démographes et statisticiens ? Un pénombrien ironique a suggéré que pour le ministre, un immigré en ZUS est celui qui n’y est pas né… La piste d’une extension de la définition aux « populations issues de l’immigration » est plus sérieuse et justement le récent rapport 2011 de l’Observatoire national des ZUS consacre un long développement aux résultats d’enquête sur ce sujet. Mais on n’y trouvera pas de 83 %.
Le 2 décembre 2011, le ministre de l’Intérieur défendait devant le Sénat la section du projet de la loi de finances 2012 consacrée à la mission « Immigration et intégration ». Il a affirmé à cette occasion : « J’ai dit vouloir réduire de 10 % le nombre des immigrés légaux, en particulier au titre du travail. Le bâtiment par exemple n’a pas besoin d’autant d’étrangers qu’on le dit. Avec 2,8 millions de demandeurs d’emploi, nous devons faire d’abord appel aux Français et aux étrangers en situation régulière. (Applaudissements à droite) La France n’a pas vocation à faire venir des chômeurs supplé¬mentaires. Que 24 % des étrangers résidant chez nous soient demandeurs d’emploi, ce n’est pas un succès de l’intégration ! »
Cette fois, il y a récidive. Il y avait 3,715 millions d’étrangers en France en 2008 (résultat du recensement), 24 % cela fait 891 600 demandeurs d’emploi étrangers. C’est beaucoup effectivement… La référence à 2,8 millions de demandeurs d’emploi vise (fin octobre 2011) les demandeurs inscrits à Pôle emploi dans la catégorie A (sans emploi actuels, tenus de faire des actes de recherche). Les demandeurs d’emploi des catégories ABC auxquels on se réfère en général, dont certains ont eu une activité limitée dans le mois, sont plus de 4,2 millions à la même date. Mais cette source administrative n’est pas la mesure du chômage au sens du BIT et il est bien établi maintenant que la mesure du taux de chômage se fait par une enquête indépendante de la gestion des demandeurs d’emploi. D’ailleurs on ne connaît pas la répartition des 2,8 ou 4,2 millions de demandeurs par nationalité. Les résultats les plus récents de l’enquête emploi sont ceux de 2009 et ils donnent effectivement des taux de chômage spécifiques pour les étrangers et même les immigrés. Pour trouver un taux s’approchant de 24 % il faut ne considérer que les étrangers hors UE : 23,3 pour les hommes et 23,8 pour les femmes ce qui donne une estimation de 221 000 chômeurs étrangers hors UE. Ces taux se rapportent à la population active et non à toute la population. Pour l’ensemble des étrangers, les taux sont de 17,9 pour les hommes et 17,5 pour les femmes et, pour les Français, 8,3 et 8,9 respectivement. Sur une estimation de 2,577 millions de chômeurs, 276 000 étaient étrangers en 2009. Et enfin, pour ne pas confondre abusivement étrangers et immigrés, il faut préciser que ces derniers connaissent des taux de chômage de 15,9 pour les hommes et 16,2 pour les femmes. Même les immigrés nés hors UE ont un taux inférieur à 24 %, 19,3 pour les hommes, 20,5 pour les femmes. Nos lecteurs trouveront d’eux-mêmes pour quelle obscure raison, parmi ces différents résultats, le ministre retient le pirissime.
B. A. de C.