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Une bouche en plus c’est aussi deux bras en plus (Mao)

EN PRELUDE A SON NOUVEAU PROJET de loi sur l’immigration présenté au parlement au mois de mai, Nicolas Sarkozy, lors de ses vœux à la presse le 12 janvier, a prononcé un discours axé particulièrement sur ce thème. Il a notamment annoncé « des mesures facilitant la venue de travailleurs qualifiés, d’étudiants, de chercheurs et de professeurs d’université », cherchant à donner la priorité à l’immigration « choisie » plutôt qu’à l’immigration « subie » en arguant : « c’est invraisemblable, 5 % seulement de l’immigration est liée à des besoins économiques, c’est l’inverse de toutes les grandes démocraties du monde »1.

En France, en 2003, 5 % des migrants sont des « travailleurs permanents ». Faut-il en déduire que 5 % seulement de l’immigration est liée directement aux besoins économiques ? En comparaison, toutes les grandes démocraties du monde présenteraient 95 % de l’immigration liée à ces besoins. Cela paraît énorme. Toutes les grandes démocraties sauf nous ? Serions-nous une grande démocratie à part, voire une petite démocratie... ou même une dictature ? En septembre dernier, quelques mois auparavant donc, pour le même Nicolas Sarkozy, la donne était fort différente : « La méthode que je propose est celle du Canada et du Royaume-Uni, deux pays qui ont réussi à faire passer la part des flux d’immigration économique dans le total de l’immigration à plus de 50 % (contre 5 % actuellement chez nous) »2. L’affirmation est déjà beaucoup moins forte : seulement 2 pays, et avec 50 % d’ « immigration économique ». On est loin de « toutes les grandes démocraties du monde » et de 95 %.

Penchons-nous un peu plus en détail sur les données. De quelle situation font état les chiffres officiels de ces deux pays. Qui a raison ? Le Nicolas Sarkozy de janvier 2006, ou celui de septembre 2005 ? À première vue, l’immigration économique canadienne, selon « Citoyenneté et Immigration Canada », fait état d’une immigration économique de 68,8 % en 2001, de 60,5 % en 2002 et de 54,7 % en 2003. L’affirmation de septembre 2005 semble donc vérifiée. Mais dans l’immigration économique, on compte les familles accompagnant les demandeurs principaux (conjoints et personnes à charge), ce qui n’est pas le cas en France. Ces demandeurs principaux ne représentent « que » 23,4 % de l’immigration en 2003. Ce sont des personnes qui ont cherché activement à s’établir au Canada. Elles ont été « sélectionnées », c’est-à-dire évaluées en fonction de critères conçus pour maximiser leur intégration sur le marché du travail ou dans le milieu des affaires. On semble donc loin des 50 %, encore plus des 95 %.

En Grande-Bretagne, UK Statistics fait état, en 2003, de 24,1 % d’immigrants pour des motifs professionnels (« work related » reasons, meaning that they had a specific job to go to), en ne tenant compte que des motifs d’immigration renseignés (7,5 % des personnes n’ont pas indiqué de motif). Entre 1994 et 2003 cette proportion a varié entre 19,5 % et 27,1 %. Là encore on est loin des 50 % ou des 95 %. Même en incluant l’immigration liée aux études, on ne dépasse les 50 % au cours des 10 dernières années qu’en 2003 (52,6 % en 2003, 47,7 % en 2002, 46,0 % en 2001). Y a-t-il eu méprise ?

On peut citer les données d’autres démocraties. Aux États-Unis, selon le Census Bureau, depuis 1992 c’est entre 8,8 % (1999) et 16,8 % (2001) de l’immigration totale qui apparaît liée aux besoins économiques (« employment-based immigrants »). Cette proportion est assez variable car elle dépend de décisions politiques (« quotas »)3. De plus, ces données incluent les épouses et personnes à charge éventuelles. En 2004, ce serait donc, non pas 16,4 % de l’immigration qui serait liée aux besoins de l’économie, mais 7,7% 4. En Suisse, 32 % de l’immigration a pour motif l’exercice d’une activité lucrative contingentée. La moyenne pour la période 1998-2003 est de 23,9 % selon l’Office Fédéral de la Statistique.

L’immigration liée aux besoins économiques semble donc une expression assez vague qui ne dit pas directement ce qu’elle définit, différente d’un pays à l’autre. Cela aurait dû être su par le ministre en charge de ce domaine. Alors que l’emploi de chiffres à brûle-pourpoint, sans vérification possible sur le moment, reste dans les esprits, et finalement devient une vérité pour les auditeurs ou lecteurs qui n’ont pas d’ordre de grandeur en tête et ne pensent pas forcément à vérifier les dires, même si le sujet les intéresse.

En considérant que 5 % de l’immigration est liée aux besoins économiques on peut aussi laisser accroire que 95 % de cette immigration correspondra à un fardeau pour l’économie. Or l’immigration, si l’on ne garde que l’approche utilitariste, permet un rajeunissement de la population. Et surtout, une bonne partie de ces immigrés qui ne viennent pas en premier lieu pour des raisons professionnelles, travaillent eux aussi5. Ainsi, pour 2003, où le flux d’immigrés était de 170 000, venus essentiellement pour des motifs familiaux et ayant à ce titre un droit au travail, plus de 100 000 de ceux-ci, conjoints ou personnes à charge, ont accédé au marché du travail.

Finalement, un bon moyen pour la France d’augmenter la part de l’immigration liée aux besoins économiques serait sans doute d’inclure ces personnes dans la définition.

Aurélien Moreau

1. Il s’agit plutôt du « contraire ». L’inverse de 5 % donne 20 (1/0,05), soit 2000 % !

2. Libération du 6 septembre 2005.

3. Aux États-Unis, des plafonds numériques sont fixés pour chaque catégorie d’immigrants permanents. Le plafond total est de 675 000 par an, parmi lesquels 480 000 sont réservés à l’immigration au titre du regroupement familial, 140 000 au titre de l’emploi et 55 000 dans le cadre de la « loterie diversité ».

4. Calcul personnel.

5. Contribution française au débat lancé par le Livre Vert de la Commission sur une approche communautaire de la gestion de la migration économique, 11 octobre 2005.

 

Pénombre, Juillet 2006