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La lettre grise

Supplément à la lettre d'information de Pénombre
association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Fondée par Lucio Nero

Première série. Volume I. Automne 1996, numéro 2

 

Modeste note sur une note qui l'est moins

Christian-Nils ROBERT et Massimo SARDI,
Université de Genève

Lettre grise No 2, partie 1 2 3

"Qu'est-ce que mesurer? N'est-ce pas substituer à l'objet que nous mesurons le symbole d'un acte humain dont la simple répétition épuise l'objet?"

Paul Valéry (Variétés, III)

 

Paru en 1963 sous le modeste titre "Note sur l'utilisation des statistiques officielles", l'article de Kitsuse et Cicourel allait révolutionner la réflexion critique sur les statistiques de la criminalité.

Les années 1960 voient l'apogée d'une longue tradition de critiques concernant l'utilisation des statistiques officielles comme en témoignent quelques articles parus la même année que celui de Kitsuse et Cicourel. Wilkins (1963) insiste sur la difficulté d'interpréter les statistiques. Selon lui, on ne peut certes mettre en doute qu'elles rendent compte, en tant que chiffres, de l'action de la police et de la justice (infractions connues, coupables jugés), mais elles peuvent difficilement être considérées comme une mesure de la criminalité. Au travers des ambiguïtés de la catégorisation - des infractions forts différentes apparaissent sous les mêmes rubriques - Wilkins rend les praticiens attentifs aux difficultés d'interprétation. Ce même avertissement est repris par Wolfgang (1963) dans un article critique sur l'Uniform Crime Reports (statistiques criminelles établies par le FBI). Bien que l'instrument représente un réel effort pour fournir des statistiques policières acceptables et un index de la criminalité opérationnel , il est jugé partiel et inadéquat. Outre les limitations du système de classification des délits et les procédures d'enregistrement et d'attribution des crimes, l'auteur critique la possibilité de juger de l'évolution de la criminalité dans le temps sur la base des informations récoltées. Jayewardene, en 1962, distingue deux types de statistiques: les statistiques relatives aux délits et les statistiques relatives aux criminels. Cependant, toutes deux font référence à une mesure de la criminalité sans insister sur le fait qu'elles ne mesurent que les délits connus de la police. Les statistiques, conclut-il, ne sont ainsi que la mesure d'une partie de la criminalité, celle qui est la plus sujette à une réaction de la part de la société. Enfin Houchon (1962), citant Sorokin, utilise le terme de "quantophrenia" pour faire état de l'impact des statistiques sur la science criminelle. Il décrit ainsi trois types d'opinion exprimées par les criminologues à l'égard des statistiques: la méfiance la plus totale, la croyance positiviste et l'attitude critique qu'il juge, à juste titre, la plus répandue.

Toutes les critiques aboutissent ainsi aux mêmes conclusions: les statistiques officielles ne prennent en compte qu'une partie de la criminalité, celle qui parvient à la connaissance des instances officielles ou celle qui est repérée par ces instances. Il existe cependant toute une partie cachée de la criminalité qui de fait, n'est pas connue du système pénal. C'est ce que Biederman et Reiss (1967) populariseront sous le terme "the dark figure of crime", diffusé en France sous le nom de "chiffre noir".

Pour répondre à ces critiques, on trouve tout d'abord la démarche "réaliste" consacrée par Sellin en 1951. Pour combler les manques des statistiques institutionnelles, le criminologue doit s'intéresser aux statistiques criminelles qui se trouvent être les plus proches de l'événement ou du comportement criminel. L'accent sera donc mis sur les statistiques de police, l'idée étant que ce sont des statistiques moins affectées par les règles administratives et les procédures d'enregistrement (Jackson, 1990). Outre cette exigence d'une récolte de l'information au plus près des faits, Sellin a toujours prôné, à l'instar des auteurs cités plus haut, une amélioration de l'instrument de mesure. Les écrits de Sellin (1951, 1963, 1964) sont en effet riches de propositions susceptibles d'améliorer la prise de mesure: éléments d'objectivation pour établir les catégories dans lesquelles doivent être classés les crimes ou critères de pondération pour déterminer le degré de gravité du délit sont ainsi exposés au long de ses articles. Mais ces suggestions sont la plupart du temps accompagnées d'une demande précise. Pour Sellin (1950), les statistiques, pour être efficaces, devraient être récoltées de manière standardisée (standards de prise d'information établis par les criminologues) pour ensuite être centralisées.

Un deuxième mouvement plus soucieux de combler ou tout au moins de mieux cerner le fossé apparemment infranchissable qui sépare la criminalité apparente de la criminalité cachée, conduira au développement d'instruments alternatifs pour estimer le taux de criminalité. C'est le recours massif aux sondages de victimisation qui seront institués à l'échelle nationale dès le milieu des années 1960 par la "President's Commission on Law Enforcement and Administration of Justice", dite Commission Katzenbach. En privilégiant les informations émanant de victimes, l'instrument vise non seulement à corriger les imprécisions des statistiques de l'Uniform Crime Report mais semblait s'imposer comme un complément indispensable pour élaborer un savoir systématique de la criminalité. Ce mouvement s'inscrit de plus dans l'exigence exprimée par de nombreux auteurs qui, comme Sellin, ont toujours milité pour une demande accrue de données chiffrées.

La remise en cause qui apparaît au travers de l'article de Kitsuse et Cicourel va bien au delà de ces critiques techniques qui tentent de rapprocher l'indicateur utilisé de la variable supposée (Ph. Robert, 1991). C'est l'essence même des statistiques officielles qui est discutée et ce sont les conditions de leur production qui fondent l'argumentaire critique de l'article.

 

Un regard épistémologique

L'article prend pour point de départ le fait que la théorie et les recherches en sociologie de la déviance se centrent sur les effets déterminants de l'environnement socioculturel. Trois tendances de recherche sont ainsi dégagées et contrastent avec les conceptions moralistes antérieures: a) l'analyse des corrélations entre les statistiques de déviance et les caractéristiques individuelles de certains groupes sociaux; b) l'étiologie du comportement déviant en fonction de différences individuelles et psychologiques et c) l'approche interactionniste et systémique centrée sur l'étude de groupes particuliers de déviants. En relevant la difficile intégration de ces trois approches dans une théorie d'ensemble, Kitsuse et Cicourel vont poser deux questions de fond sur l'objet même de la sociologie de la déviance et nous convier à une réflexion épistémologique:

- comment la sociologie de la déviance définit-elle son objet?

- l'objet tel qu'il est abordé par sa mesure, c'est-à-dire les statistiques officielles de la criminalité, peut-il être considéré comme l'objet d'étude?

Distinguer ces deux questions est essentiel car le problème vient du fait que les recherches théoriques et empiriques sur la déviance (comprises comme des études sur les processus de production de déviance) établissent un lien implicite entre ces deux questions et se contentent de plaquer problématique et conclusions sur les chiffres à disposition.

Cependant les auteurs pensent que ce lien est artificiel. En prenant les faits reportés par les statistiques officielles pour une objectivation sociale de la déviance, les chercheurs oublient de s'interroger sur la production sociale des faits eux-mêmes ou ce que Kitsuse et Cicourel appellent le "processus de production chiffrée de la déviance" . En clair, la pratique de recherche doit avant toute élaboration théorique s'interroger sur la qualité des chiffres à disposition. Cette interrogation sur la mesure ou plus précisément sur la production de cette mesure pose de fait le problème de l'adéquation et de la fiabilité des statistiques officielles de la criminalité. Cette même réflexion conceptuelle sera d'ailleurs reprise et développée en 1977 par Ph. Robert avec un article qui fera date dans le monde francophone.

 

L'ambiguïté de la mesure: adéquation et fiabilité des statistiques

Pour aborder ce problème, Kitsuse et Cicourel reprennent les points de vue développés par Merton (1957) dans ces recherches sur la délinquance juvénile. En effet, Merton critique les statistiques officielles sur deux points. D'une part, ces statistiques ne se présentent pas sous une forme pertinente pour la recherche sociologique. Les conditions de leur production et donc de leur récolte sont des processus autonomes qui ne peuvent tenir compte des besoins de la recherche . De ce fait les chercheurs auront à collecter eux-mêmes les données appropriées à leurs besoins. D'autre part, c'est la fiabilité même des statistiques qui doit être mise en doute puisque plusieurs biais successifs (visibilité et reportabilité) affectent leur constitution pour aboutir à une différence entre taux réel des comportements et taux reporté par les statistiques.

Considérant les remarques formulées par Merton, les auteurs notent la relative contradiction du sociologue qui, tout en les critiquant, demeure un utilisateur de ces statistiques mais surtout ils relèvent que la critique émise est une critique plus technique qu'épistémologique. Merton exprime en effet des réserves d'usage mais il ne remet pas fondamentalement en question l'essence même des statistiques puisqu'il accepte, même implicitement les définitions du comportement déviant telles qu'elles sont appliquées par les "producteurs" de statistiques. Dès lors la question sur la signification théorique des statistiques officielles est ouverte.

 

La construction sociale de la réalité statistique

Pour Kitsuse et Cicourel, il s'agit d'aller au delà de la critique généralement admise et diffuse du chiffre noir, en tant que critique technique de l'utilisation des statistiques. En effet les arguments développés ne visent plus à fonder des critiques sur l'état de la criminalité venant à la connaissance des institutions ou des chercheurs mais plutôt à s'interroger sur comment ces institutions produisent la connaissance de la criminalité. Par cette brève note, les auteurs établissent un nouveau champ scientifique: l'étude de la production chiffrée de la déviance comprise comme la construction sociale d'une réalité.

Dans ce but, il s'agit de déplacer "le centre d'intérêt vers le processus par lequel les statistiques de comportements déviants sont établies". Le terrain de recherche n'est plus une explication de la déviance basée sur les observations statistiques mais l'analyse de la production de ces statistiques. Dès lors les taux de comportements déviants doivent être considérés comme des variables dépendantes et l'explication causale de ces nouvelles variables diffère de celle qui s'attache à rendre compte des comportements déviants. Finalement, cette interrogation sur la manière dont les données sont collectées fournira la base pour procéder à l'évaluation des découvertes en matière de recherche criminelle (Jupp, 1989).

Ce changement de perspective est le prélude à la perspective de la réaction sociale et porte un nouveau regard sur les statistiques de la criminalité. Les statistiques n'ont plus pour objet principal de nous renseigner sur l'état de la criminalité, mais elles deviennent une mesure de l'activité des instances et des services qui les établissent: "les taux de comportements déviants sont produits par les actions engagées par les agents du système social qui définissent, catégorisent et enregistrent certains comportements déviants". Comme le dira Ph. Robert (1991): "l'enregistrement apparaît comme le résultat d'une interaction entre différents acteurs sur laquelle pèsent lourd et les objectifs pratiques des institutions et leurs contraintes d'organisation. En fin de compte, les statistiques criminelles figurent le résultat d'une agrégation de multiples procédures de décision".

Quelles sont alors, pour Kitsuse et Cicourel, les conséquences de ce changement de perspective sur la pertinence des statistiques officielles?

D'abord toute statistique est bonne à prendre puisque son utilité première est de nous renseigner sur la définition culturelle du comportement déviant qu'elle véhicule. "De ce point de vue, le comportement déviant est un comportement défini de façon organisationnelle".

Ensuite il s'agira de relativiser la portée empirique des statistiques pour la recherche sociologique. En effet, les définitions utilisées et "les critères d'une telle catégorisation sont suffisamment vagues pour inclure un très large éventail de comportements qui, en conséquence, peuvent être produits par des causes et des contextes différents dans la structure sociale". Cependant les statistiques nous renseignent avant tout sur les processus de catégorisation opérés par les agents du système et donc sur leurs perceptions des phénomènes déviants.

Enfin et plus fondamentalement, si les statistiques nous renseignent sur l'activité du système de justice pénale, elles doivent aussi être expliquées par les processus se déroulant tant à l'intérieur du système qu'en amont de celui-ci. En ce sens, le reproche de non-fiabilité des statistiques officielles ne remet pas en cause la pertinence de ces statistiques dans la mesure où il conduit à investiguer les processus de traitement différentiel pouvant survenir aux différents niveaux du contrôle social. C'est l'étude des activités des instances et services de la justice et leur rôle dans la désignation de la déviance qui devient alors l'enjeu de ce nouveau terrain de recherche.

L'article de Kitsuse et Cicourel nous apparaît ainsi comme la première critique, sur sol américain, qui s'attaque à l'instrument statistique non pour en dénoncer les insuffisances mais pour en critiquer l'essence. Cette réflexion, produite au moment où s'affirme dans le pays le besoin de nouvelles données destinées à évaluer l'état du contrôle social, dépasse toutes les tentatives critiques déjà formulées. La contribution de Kitsuse et Cicourel rejoint ainsi celle d'un illustre prédécesseur. En 1830, De Candolle commentant les Comptes généraux de la justice criminelle en France, mettait en évidence, au moment même où se constituait l'instrument quantificatoire, l'ambiguïté de la mesure. En affirmant que les statistiques dévoilent les activités de la justice et non celles des criminels, il abordait tous les problèmes essentiels qu'il convenait de poser dès la naissance des statistiques judiciaires. 130 ans plus tard, alors que l'Amérique s'avoue friande de nouvelles statistiques censées circonscrire le grand iceberg de la criminalité, Kitsuse et Cicourel réaffirment par cette "note", à leur contemporains, le sens et l'humilité des chiffres.

 

Bibliographie

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Bomio, G., & Robert, C.N. (1987). Alphonse De Candolle ou pourquoi lire un botaniste égaré dans la statistique judiciaire au début du XIXe siècle, Déviance et Société, Vol.11, No 4, 337-363.

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De Candolle, A. (1830). Considérations sur la statistique des délits, Bibliothèque universelle, 159-186.

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Houchon, G. (1961-1962). Le traitement des données quantitatives en méthodologie criminologique, Revue de droit pénal et de criminologie, 42/5, 461-481.

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Merton, R.K. (1957). Social Theory and Social Structure, Glencoe, The Free Press.

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