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La lettre grise

Supplément à la lettre d'information de Pénombre
association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Fondée par Lucio Nero

Première série. Volume I. Automne 1996, numéro 2

 

Note sur l'utilisation des statistiques officielles

JOHN I. KITSUSE, Northwestern University, et
AARON V. CICOUREL, University of California, Riverside

Lettre grise No 2, partie 1 2 3

Ce texte a paru in Social Problems, 1963, XI, pp. 131-139. La traduction a été établie par Christian-Nils Robert. Les auteurs lui ont donné l'autorisation de publier cette traduction. Qu'ils en soient ici remerciés très chaleureusement.

La théorie et la recherche actuelles en sociologie de la déviance s'orientent maintenant vers les différenciations sociales et culturelles de la déviance et du contrôle social. Contrastant avec les conceptions moralistes antérieures faisant un large usage des pathologies, descriptions et analyses ont donc abandonné leurs fantaisies sur le thème du comportement morbide, pour porter leur attention sur les effets déterminants de l'environnement socioculturel des différentes formes de conduites déviantes. Ces comportements sont maintenant conçus comme le produit social de l'organisation des groupes, des structures sociales et des institutions.

Trois traits principaux s'y sont développés. Le premier est consacré à l'explication des résultats statistiques de différentes formes de déviance dans certaines populations. La recherche liée à ces questions a donné lieu à une littérature abondante dans laquelle les caractéristiques individuelles de groupes déterminés, ethniquement ou géographiquement, sont mises en corrélation avec les statistiques de déviance. L'étude de Durkheim sur le suicide est l'exemple classique de cet intérêt sociologique. La théorie plus générale de Merton sur la structure sociale et l'anomie 1 peut être citée comme le postulat le plus général sur cette question.

Une deuxième perspective de recherche s'est attachée à la question de savoir comment certains individus s'engagent dans différentes formes de comportements déviants. D'un point de vue théorique, cette question a été posée par l'observation d'individus exposés aux mêmes facteurs socio-génétiques associés à des comportements déviants: certains adoptent ces comportements, alors que d'autres ne les adoptent pas. La recherche a conduit certains sociologues à utiliser les statistiques actuarielles et d'autres le champ de la psychologie sociale ou celui de la psychologie des profondeurs, pour rechercher les différences existant entre les adaptations individuelles à un environnement socioculturel déterminé. La recherche d'une étiologie du comportement déviant, en fonction de différences individuelles, a réintroduit ainsi la notion de pathologie, mais déguisée sous des appellations telles que "troubles émotionnels", "personnalité psychopathique", "structure fragile du moi" et autres concepts, ce qui n'a pas manqué de créer un conflit entre les approches sociologiques et les approches de psychologie sociale. La théorie de l'association différentielle 2 de Sutherland représente une contre-formulation qui tente de prendre en considération, pour l'explication étiologique du comportement déviant, le cadre général des processus d'apprentissage dits "normaux".

Une troisième perspective de recherche s'est intéressée au développement des systèmes de comportements. Théorie et recherche sur cet aspect du comportement déviant se sont concentrées sur la relation entre la différenciation sociale du déviant, l'organisation d'activités déviantes et l'image de soi comme déviant. Des études sur le voleur professionnel, sur des condamnés, des prostituées, des alcooliques, des drogués, décrivent et analysent des sous-cultures déviantes et leurs effets dominants sur les interactions entre déviants et non déviants. L'oeuvre de Lemert 3 présente une intégration systématique, théorique et empirique, de cet intérêt en sociologie de la déviance.

Bien que ces trois perspectives de recherche partagent un intérêt pour les sources organisationnelles du comportement déviant, aucune intégration théorique n'a pu se faire entre elles. C'est particulièrement évident face aux difficultés théoriques et méthodologiques qui se posent lors de la mise en relation des statistiques de comportements déviants avec la distribution de facteurs socio-génétiques dans une structure sociale. Ces difficultés peuvent être résumées en deux questions:

1. Comment peut-on définir sociologiquement un "comportement déviant"?

2. Quelles sont les parts pertinentes de comportements déviants constituant les "faits à expliquer"? Nous sommes amenés à penser que ces difficultés surgissent d'une incapacité à distinguer d'une part une conduite sociale qui produit un type de comportement (que l'on appellera le processus de production de déviance) 4, et d'autre part l'activité institutionnelle qui produit une unité de comportement déviant et le reporte comme tel (ce que l'on appellera le processus de production chiffrée de la déviance). L'incapacité à faire cette distinction a mené les sociologues à diriger leurs investigations théoriques et empiriques sur les processus de production de comportements déviants, avec cette implicite supposition que les statistiques peuvent être expliquées par ces processus. Nous allons discuter certaines des conséquences de cette distinction pour la théorie et la recherche en sociologie de la déviance, en examinant les problèmes de l'adéquation et de la fiabilité des statistiques officielles 5.

 

I.

L'affirmation suivante de Merton est pertinente et instructive et peut constituer le point de départ d'une discussion concernant les questions posées:

"Notre intention première est de découvrir comment certaines structures sociales ont une influence déterminante sur certaines personnes dans la société, les menant ainsi à adopter des conduites non conformistes plutôt que conformistes. Dans la mesure où nous pourrions localiser ou déterminer des groupes particulièrement atteints par de telles pressions, nous pourrions nous attendre à y trouver des taux relativement élevés de comportements déviants, non par le fait qu'ils sont composés d'individus aux caractéristiques biologiques distinctes, mais parce qu'ils répondent adéquatement à la situation sociale dans laquelle ils se trouvent. Notre perspective est donc sociologique. Nous portons notre attention sur les variations dans les taux de comportements déviants et non sur leur incidence" 6.

L'hypothèse centrale que Merton tire de sa théorie est que le comportement déviant doit être considéré comme un symptôme de dissociation entre aspirations culturelles prescrites et possibilités sociales de les réaliser 7. Le test de cette hypothèse générale, dit Merton, pourrait conduire à comparer les variations dans les taux de comportements déviants parmi des populations occupant des positions différentes dans la structure sociale. La question devient alors la suivante: quels sont les comportements pouvant être catalogués comme remplissant les conditions statistiques de comportements déviants?

Merton répond à cette question en critiquant ce genre de taux comme inappropriés, mais il est moins explicite à propos de ce qui pourrait être considéré comme des données fiables pour la recherche sociologique. Discutant de la pertinence de sa théorie pour la recherche en délinquance juvénile, Merton présente deux arguments contre l'utilisation des statistiques officielles:

"Dans quelle mesure, et avec quelle crédibilité est-il possible d'utiliser les données existantes pour l'étude du comportement déviant? En parlant de données existantes, j'entends les chiffres que nous procurent les agences sociales, telles que statistiques de la délinquance enregistrée par des sources officielles, ou non officielles, statistiques sur la distribution du revenu par aire géographique, statistiques sur l'état du logement dans certaines régions (...).

"On trouve en fait peu de choses sur les conditions dans lesquelles ont été établies ces statistiques relatives à la délinquance juvénile, qui se veulent être le résultat d'efforts visant à identifier les sources ou les causes de cette délinquance. Il y a une comptabilité sociale et statistique, mais cela serait vraiment une heureuse coïncidence si certaines d'entre elles se présentaient sous une forme pertinente pour la recherche.

"D'un point de vue sociologique, la délinquance juvénile, et ce qu'elle comprend, est une forme de comportement déviant pour laquelle les données épidémiologiques, telles qu'établies actuellement, sont inutiles. Nous aurons donc à nous en distancer et à collecter nous-mêmes, de façon appropriée et organisée, des données, plutôt que de travailler avec celles qui sont livrées prêtes à l'emploi par les agences officielles" 8.

Nous interprétons ce postulat, pour les recherches sociologiques, en affirmant que les statistiques officielles utilisent des catégories qui sont inadéquates pour la classification des comportements déviants. Au mieux, ces statistiques classent les mêmes formes de comportements déviants dans différentes catégories et différentes formes dans les mêmes catégories. Ainsi les "sources ou les contextes" mêmes de ces comportements sont obscurcis.

Merton critique également les statistiques officielles pour d'autres raisons. Il affirme que ces données ne sont pas fiables parce que différents biais ou erreurs interviennent entre l'événement réel et l'événement enregistré, entre les taux réels de comportements et les statistiques de comportements déviants 9. Dans cette affirmation, l'argument essentiel est le suivant: les statistiques ne sont pas utilisables parce que, parmi les individus qui optent pour des comportements déviants, certains sont arrêtés, catégorisés et correctement enregistrés par la statistique, tandis que d'autres ne le sont pas. Il est ainsi supposé que si les comportements de tous ces individus retenaient l'attention des agences officielles, ils seraient définis comme déviants et donc catégorisés et enregistrés. Evoquant le caractère non fiable des statistiques, Merton semble ainsi tout à la fois invalider la pertinence sociologique de la définition du comportement déviant et pourtant se référer aux définitions appliquées par les agences qui ont précisément établi ces statistiques. Le caractère non fiable est vu comme un problème technique et organisationnel, non comme une question de différence portant sur la définition du comportement déviant.

Merton formule donc deux critiques fondées sur des postulats différents:

a) premièrement, les statistiques officielles ne sont pas organisées de façon appropriée pour la recherche sociologique, parce qu'elles ne sont pas établies selon une définition sociologiquement adéquate du comportement déviant;

b) deuxièmement, les statistiques officielles pourraient être utilisées si des biais successifs ne les affectaient pas.

Mais si les statistiques sont inappropriées à la recherche sociologique pour la première raison, ne le seraient-elles pas également sans égard à leur caractère non fiable?

Il est évident qu'inappropriées ou non, les statistiques officielles sont utilisées par les sociologues et par Merton lui-même 10, après avoir énoncé quelques mots conventionnels à propos des précautions concernant le caractère relativement peu sûr de ces statistiques.

La comptabilité sociale par statistiques est considérée comme ayant une relation, même si elle reste inconnue, avec la réalité des taux de comportements déviants, ce qui intéresse les sociologues. Mais même s'il existe des raisons pratiques justifiant l'utilisation de ces statistiques officielles, y a-t-il des raisons théoriques qui justifient leur emploi, ou cette vaste compilation est-elle vraiment utile pour la recherche en sociologie de la déviance? Cette question nous amène à examiner de façon plus stricte les bases théoriques et méthodologiques des deux arguments contre leur utilisation.

II.

L'objection consistant à dire que les statistiques officielles sont "inappropriées" est, comme indiqué précédemment, fondée sur des raisons de définition. L'argument consiste à dire que les définitions des comportements déviants figurant dans les statistiques officielles sont sociologiquement non pertinentes et que ces statistiques sont donc, par principe, inappropriées pour la recherche. Qu'est-ce que la définition sociologique pertinente d'un comportement déviant et quelles sont les données qui doivent être considérées comme établies de façon systématique aux fins de la recherche sociologique?11

Nous suggérons que la question de la signification théorique des statistiques officielles soit reformulée, en déplaçant le centre d'intérêt du processus par lequel certaines formes de comportements sont socialement et culturellement générés vers le processus par lequel les statistiques de comportements déviants sont établies. Merton prétend que le premier objectif est d'expliquer le premier processus et il propose d'observer les variations dans les taux de comportements déviants comme des indices de ce processus. Il suppose implicitement que l'explication du processus de production du comportement est également une explication du processus de production des taux de comportements déviants. Ce qui conduit Merton à considérer la correspondance entre les formes de comportements que sa théorie est supposée expliquer et leur distribution dans la structure sociale, telle qu'elle se reflète dans certaines statistiques, notamment celles que l'on nomme statistiques officielles, et qui sont établies par les agences gouvernementales.

Formulons la proposition suivante: notre premier objectif est d'expliquer les taux de comportements déviants. Ainsi établie, la question qui oriente l'investigation n'est pas de savoir comment des individus s'engagent dans des comportements définis par les sociologues comme déviants, mais bien plutôt de rendre problématique la définition et le contenu du comportement déviant et de déplacer l'accent de nos enquêtes des formes de comportements (modes d'adaptations individuels, dans la terminologie de Merton) aux réactions sociales qui définissent différentes formes de déviance 12. En opposition avec la formulation de Merton, qui se focalise sur les formes de comportements comme variables dépendantes, (avec les pressions structurales conçues comme des variables indépendantes), nous proposons ici de considérer les taux de comportements déviants comme des variables dépendantes. Ainsi l'explication des statistiques de comportements déviants pourrait être plus directement liée au processus de production de ces chiffres.

La définition du comportement déviant est en rapport direct avec le déplacement de l'accent proposé ci-dessus. Notre conception théorique nous conduit à affirmer que les taux de comportements déviants sont produits par les actions engagées par les agents du système social qui définissent, catégorisent et enregistrent certains comportements comme déviants 13. Si une forme donnée de comportement n'est pas interprétée ou n'est pas considérée comme déviante par ces agents, elle n'apparaîtra pas comme une unité dans une quelconque statistique, dont nous essayons de donner l'explication (statistiques d'institutions d'assistance, de police ou statistiques des tribunaux, etc.). L'éventail de ceux qui définissent et alimentent les processus de production des statistiques va du voisinage au système de justice pénale 14. De ce point de vue, le comportement déviant est un comportement qui est défini de façon organisationnelle: il fait l'objet d'un processus particulier et est traité comme "étrange", "anormal", "voleur", "délinquant", par les fonctionnaires ou magistrats du système social qui a produit ces statistiques. Ainsi une théorie sociologique de la déviance se concentrerait sur trois problèmes liés.

1. Comment différentes formes de comportements peuvent-elles être définies comme déviantes par une pluralité de groupes ou d'organisations dans la société?

2. Comment les individus, manifestant de tels comportements, sont-ils repérés et renvoyés, sur le plan organisationnel, à des institutions pouvant produire des statistiques de comportements déviants?

3. Comment des actes qui sont officiellement, ou officieusement, définis comme déviants, sont-ils générés par des conditions telles que l'organisation de la famille, l'anomie des rôles ou les pressions de l'environnement?

Quelles en sont les conséquences pour la pertinence des statistiques officielles en recherche sociologique?

Premièrement, la focalisation sur les processus par lesquels des chiffres sont produits nous permet de considérer n'importe quelle statistique, "officielle" ou "non", comme pertinente. La question de savoir si ces statistiques sont "convenablement organisées" ne se pose pas par référence à des correspondances entre la définition sociologique du comportement déviant et les critères organisationnels utilisés pour établir ces statistiques. Il faut plutôt affirmer que ces catégories permettant l'établissement de certaines statistiques sont, pour employer le terme de Merton, considérées comme des définitions culturelles du comportement déviant, et constituent des définitions pertinentes pour la recherche. La spécification de ces définitions, explicites ou implicites, établies à des fins de classification statistique, est considérée comme un problème empirique. Ainsi la question qui doit être posée ne porte pas sur le caractère approprié de ces statistiques, mais doit porter sur les définitions incorporées dans les catégories utilisées par les personnes travaillant dans les systèmes sociaux produisant des statistiques et permettant d'identifier, de classifier et d'enregistrer des comportements déviants.

Deuxièmement, un comportement déviant, parmi d'autres, n'est pas décrit comme tel ou comme syndrome de comportement. Ces comportements, s'intégrant dans une classification d'individus par catégorie de déviance, ne sont pas forcément similaires, ce qui veut dire que les manifestations objectives de mêmes formes de comportements peuvent, dans la classification, être considérés comme déviants pour certains individus et pas pour d'autres. On pourrait poser la question suivante à propos des statistiques de délinquance d'un service de police: quels sont les critères que les policiers utilisent pour identifier et enregistrer un jeune comme "délinquant sexuel", "incorrigible", "vandale", etc.? Les critères d'une telle catégorisation sont suffisamment vagues pour inclure un très large éventail de comportements qui, en conséquence, peuvent être produits par des causes et des contextes très différents dans la structure sociale 15.

Troisièmement, la définition du comportement déviant comme comportement reconnu déviant à des fins organisationnelles conduit, dans une perspective différente, au problème de la non-fiabilité des statistiques officielles, si nous sommes d'abord intéressés à l'explication des statistiques, plutôt qu'aux formes de comportements déviants: en effet, de telles statistiques peuvent être acceptées comme l'enregistrement de ceux qui ont été désignés comme déviants, de différentes façons, et à différents niveaux du contrôle social et des prises en charge. Les biais successifs d'erreurs qui peuvent résulter du dysfonctionnement des agences de contrôle social dans l'enregistrement de certaines formes de comportements, ou résultant de l'exclusion dans certaines statistiques de cas qui sont introduits dans d'autres, ne rendent pas à proprement parler ces statistiques inutilisables, pour autant qu'on ne leur accorde pas une valeur d'évidence. Tenant compte de la définition de la déviance proposée ici, de tels cas ne seront pas intégrés dans les statistiques produites par ces organisations et ne seront donc pas officiellement qualifiés de déviants. Rejeter ces statistiques comme "inutilisables" parce qu'elles n'enregistrent pas le taux "réel" de comportements déviants présuppose que l'on considère certains comportements comme déviants, indépendamment du contrôle social qui les définit comme déviants.

Quatrièmement, la conception des statistiques de comportements déviants, comme produit des activités sociales organisées des institutions, fournit la méthode descriptive de la structure pertinente à investiguer. Les chiffres sont en effet obtenus par des statistiques établies dans des organisations particulières et ils peuvent être expliqués par les activités de ces organisations et leur rôle dans la désignation de la déviance. Ainsi, ces statistiques doivent être considérées comme les indicateurs de processus institutionnels plutôt que comme les indicateurs d'incidence de certaines formes de comportements: les variations détectées de comportements déviants (par exemple parmi les Noirs) telles qu'elles apparaissent dans les statistiques de différentes organisations peuvent être le produit de définitions différentes du comportement déviant utilisées par ces organisations, différences résultant des conditions idéologiques, politiques et organisationnelles affectant le processus de production statistique.

 

III.

Nous allons discuter maintenant brièvement des travaux récents 16 concernant la délinquance juvénile et adulte, conduisant à étayer la thèse présentée ci-dessus. Disons d'abord qu'un système idéal de répression conduirait à l'arrestation de toutes les personnes qui ont commis des actes criminels tels que définis par la loi et devant être traitées selon les prescriptions de celle-ci. Dans ce domaine idéal, il y aurait très peu de place pour une interprétation et une pratique administrative discrétionnaire. Le processus d'attribution fonctionnerait sur la base de preuves admissibles légalement, puis condamnerait ceux qui sont coupables de tels comportements et acquitterait ceux à l'égard desquels les preuves seraient insuffisantes 17. Les criminologues ont depuis longtemps reconnu que le fonctionnement du système de justice pénale, à tous ses niveaux, ne fonctionne pas selon cette conception idéale, que gouvernerait strictement les définitions de la loi. Ainsi, les statistiques criminelles ne peuvent absolument pas prétendre être le reflet d'un système de justice pénale conçu idéalement et les incriminations assignées aux accusés ne peuvent pas être considérées comme l'équivalent légal de leur conduite réelle 18.

Ces statistiques reflètent d'abord les contingences spécifiques et institutionnelles qui conditionnent l'application de lois particulières à des conduites réelles, par le biais d'interprétations, de décisions et d'actions de décideurs, à l'intérieur du système de justice pénale. Les actions discrétionnaires des personnes qui fonctionnent à l'intérieur du système de justice pénale ont été étudiées par l'American Bar Foundation. Cette étude, comme d'autres 19, relève les éléments suivants:

1. Définir la nature de conduites criminelles en accord avec la terminologie de la loi conduit à une ambiguïté considérable: la catégorisation des conduites criminelles résulte de pratiques concrètes exercées dans les limites légales et des décisions visant à favoriser l'application des lois auxquelles on attribue le plus d'importance.

2. L'aspect discrétionnaire du système de justice pénale se dévoile lorsque, face à des preuves suffisantes, un procureur peut décider s'il veut poursuivre ou non l'accusation. Le juge, ainsi que la police, voire même la victime, disposent également d'un pouvoir discrétionnaire, et celui-ci se retrouve également dans l'administration pénitentiaire, lors de l'exécution de la peine.

3. La plupart des personnes accusées de délits plaident coupables et les jugements par jury sont rares. Mais les aspects négatifs du fonctionnement du système de justice pénale ne sont pas toujours la conséquence de la faiblesse économique des accusés qui ne peuvent payer des avocats, ou n'ont pas confiance dans les avocats qu'on leur attribue. La justice criminelle dépend dans une large mesure des aveux de culpabilité. Bien des cas pourraient faire l'objet d'un acquittement s'ils étaient soumis au jury.

4. Les statistiques sont donc directement affectées par les spécificités de la procédure destinée à établir la culpabilité. Certains délinquants ne sont pas poursuivis, bien que leur culpabilité ne fasse aucun doute (drogués, prostituées, joueurs sont souvent arrêtés par la police et contraints d'aider celle-ci à arrêter d'autres criminels), la pratique judiciaire déclasse des infractions ou réduit des sentences, par insuffisance de preuves, suscite des arrangements ou des marchandages (il arrive que l'on dise à un accusé, ou à son avocat que, puisqu'il semble être une personne de bonne réputation, la charge sera réduite, alors qu'en fait, la procédure semble insuffisante en preuves pour une autre accusation). Ces arrangements peuvent intervenir tout au long de la procédure, dès l'arrestation, avant ou pendant l'instruction, lors de la rédaction de plainte ou de l'acte d'accusation au moment du jugement, voire même après le jugement.

La signification de l'étude de l'American Bar Foundation va bien au delà d'une information sur les reproches habituellement formulés et les faiblesses de l'enregistrement statistique. Cette étude souligne surtout les raisons pour lesquelles les statistiques criminelles ne décrivent que mal les décisions prises et l'utilisation du pouvoir discrétionnaire des agents du système de justice pénale, ni ne décrivent les arrangements qui peuvent être établis dans le cadre de ces procédures. Le dossier d'un délinquant ne peut donc pas refléter l'ambiguïté de certaines décisions discrétionnaires ou les arrangements intervenus en cours de procédure. Ainsi la relation statistique peut introduire de sérieuses distorsions par rapport aux activités réelles d'un délinquant.

L'administration de la justice vis-à-vis des délinquants juvéniles est encore plus discrétionnaire que l'administration de la justice des adultes à cause de la philosophie même de ces juridictions. Le jeune délinquant n'est pas officiellement considéré comme un criminel, mais bien comme un adolescent qui est mal encadré, perturbé ou provenant d'un environnement défavorisé. Le concept légal d'un système de stricte justice y est absent. La philosophie pourtant y est différemment interprétée au niveau de la police, qui considère les jeunes comme elle considère les adultes criminels, alors que les officiers de probation et quelques juges restent dans les limites des intentions de la loi. Les premiers travaux de Paul Tappan, sur les pratiques des cours pour mineurs délinquants 20, montrent comment un juge, sur le conseil d'un assistant social ou d'un thérapeute peut traiter un cas de façon à négliger toutes les caractéristiques criminelles qui avaient été utilisées par la police, l'officier de probation, les autorités scolaires ou autres. Le rapport d'une commission californienne concernant la justice des mineurs 21 y fait allusion et reconnaît qu'il y a d'importantes variations et interprétations dans les procédures institutionnelles qui ne sont pas sans influencer fortement l'administration de cette justice spécialisée. L'utilisation de stéréotypes existants, et l'imputation de caractéristiques sociales à des jeunes délinquants par le personnel de cette justice spécialisée, introduit, dans la routine, des critères non légaux qui agissent à l'intérieur des procédures et influencent significativement la réalisation des objectifs théoriques du droit 22.

L'interprétation des statistiques officielles que nous suggérons n'implique pas un désintérêt pour les formes de comportements que les sociologues définissent comme déviants (ce que Merton appelle les modes d'adaptation); elle n'est pas non plus une contestation de leur éventuelle base factuelle ou de leur importance théorique. Nous ne contestons pas la pertinence sociologique de la construction de ces comportements ainsi définis et produits par la structure sociale. Les implications de notre interprétation nous conduisent plutôt à la question théorique suivante: quelles formes de comportements sont définis comme déviants d'un point de vue organisationnel; comment sont-ils classés, enregistrés et traités par les personnes qui sont chargées de ces contrôles dans la société?

Dans notre discussion, nous avons adopté la position que les statistiques officielles reflètent une variété de contingences institutionnelles dans les processus qui conduisent à distinguer les déviants des non-déviants et sont des données sociologiquement pertinentes. Un individu qui est considéré comme accusé, par exemple, peut être distingué sociologiquement de quelqu'un qui est connu par la police comme criminel - le premier peut être légalement incarcéré, neutralisé, exclu de la société alors que l'autre reste libre. Le fait que les deux aient objectivement commis le même crime a une signification théorique et empirique qui n'affecte toutefois pas la différence sociologique entre les deux. Les marques de telles erreurs sont parmi les faits qu'une théorie sociologique de la déviance doit expliquer, puisqu'il y a des possibilités de distinguer, à l'intérieur des processus institutionnels, déviants et non déviants.

En fait, dans les sociétés modernes où les institutions sont organisées de façon bureaucratique, un investissement croissant est accordé aux activités de contrôle social, et celles-ci sont importantes comme source générant et maintenant des définitions de la déviance, et produisant des populations de déviants. Les taux de déviance construits, ou établis par l'utilisation de statistiques régulièrement produites par les agences du contrôle social, sont des faits sociaux par excellence: une conséquence en est que si le sociologue est intéressé à la façon dont le comportement déviant est produit par les structures sociales, les formes qui doivent être expliquées sont celles non seulement qui définissent des membres de la société comme déviants dans ses structures, mais aussi celles qui entretiennent et activent des processus officieux ou officiels de contrôle social. En portant notre attention sur de tels processus, nous pourrons investiguer séparément le processus par lequel un comportement est adopté et les processus par lesquels les statistiques sont produites. L'on pourra ensuite comparer les deux dans un cadre unique et général.

 

Notes

1 Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, revised, Glencoe, The Free Press, 1957, chap. 4.

2 Edwin H. Sutherland et Donald R. Cressey, Principles of Criminology, 5ème édition, New York, Macmillan, 1956, chap. 4.

3 Edwin M. Lemert, Social Pathology, New York, McGraw-Hill, 1951, spécialement chap. 1 à 4. Voir également Sutherland and Cressey, op. cit., chap. 12 et 13.

4 Le concept de processus de production chiffrée comme résultat des activités du contrôle social est repris de Harold Garfinkel, et résulte d'une application directe de ce qu'il nomme une règle praxiologique. Voir Harold Garfinkel, "Some Sociological Concepts and Methods for Psychiatrist", Psychiatric Research Reports, 6, (octobre 1956), pp. 181-195; Harold Garfinkel et Harry Brickman, "A Study of the Composition of the Clinic Patient Population of the Outpatient Department of the U.C.L.A. Neuropsychiatric Institute", manuscrit non publié.

5 Pour une discussion de ces problèmes, voir: Sophia M. Robinson, Can Delinquency Be Measured? New York, Columbia University Press, 1936. Voir également Sutherland and Cressey, op. cit., chap. 2.

6 Robert K. Merton, op. cit., p. 147. On trouvera également des commentaires de Merton sur la théorie de la structure sociale et de l'anomie dans le chapitre 5 de ce volume et dans "Social Conformity, Deviation and Opportunity Structures: A Comment on the Contributions of Dubin and Cloward", American Sociological Review, 24, (avril 1959), pp. 177-189. Voir aussi ses remarques in New Perspectives for Research on Juvenile Delinquency, H. Witmer et R. Kotinsky (ed.) U. S. Government Printing Office, 1956.

7 Social Theory and Social Structure, op. cit., p. 134.

8 New Perspectives for Research on Juvenile Delinquency, op. cit., p. 31.

9 Ibid., p. 31.

10 Par exemple, "... les statistiques brutes du crime (non nécessairement fiables) suggèrent..." etc., Social Theory and Social Structure, op. cit., p. 147. Et de façon plus détaillée, sur les limites imposées à la recherche par l'utilisation de statistiques officielles, Merton écrit: "Ces limites décisives sont la conséquence d'un fait auquel est confronté tout sociologue cherchant à définir des concepts théoriques en se fondant sur des données sociales établies par des institutions - en fait, si ces statistiques sont disponibles, elles ne sont pas nécessairement celles qui mesurent le mieux un concept... Des considérations pragmatiques de cette sorte ne constituent nullement une alternative convenable à des indicateurs théoriquement dérivés du concept" (p. 165).

11 Merton propose de définir le comportement déviant en termes d'adaptation ou de rejet des objectifs culturels ou/et des moyens institutionnels. Interprétant ces deux termes littéralement, un comportement d'une forme donnée (adaptation) doit être considéré comme déviant s'il est orienté selon des objectifs culturels (à déterminer par les sociologues) ou/et les moyens institutionnels (à déterminer également) qui dictent ce comportement en accord avec ces objectifs. Avec cette définition, les données adéquates permettront de classer ces comportements selon une typologie fondée sur les modes d'adaptation individuelle. Mais quels sont les critères opérationnels qui permettraient de distinguer adaptation ou rejet des objectifs culturels et des moyens institutionnels qu'il faudrait admettre des comportements observés? Comment un sociologue pourrait-il, par exemple, distinguer entre un comportement qui indique la conformité et celui qui indiquerait une hyperconformité (qui serait nommé ritualisme ) ou bien entre le "passéisme" et l' "innovation"? Tant qu'on n'aura pas établi un ensemble de règles, dérivées de la théorie, et destinées à classer les comprtements déviants, on ne pourra pas construire des taux de comportements déviants destinés à tester la validité de ces règles.

12 Pour une discussion du concept de "réaction sociale", voir Edwin M. Lemert, op. cit., chap. 4.

13 Pour une recherche préliminaire concernant l'application de cette formule, voir John I. Kitsuse, "Societal Reaction to Deviant Behavior: Problems of Theory ans Method", Social Problems, 9 (Hiver 1962), pp. 247-256.

14 Naturellement, nous admettons que bien des individus sont qualifiés de bizarre, escroc, fou, etc. et ainsi exclus de la communauté, tout en restant ignorés de la police ou de tout autre service officiel. Comme de telles personnes sont considéreés déviantes, elles constituent une population qui doit être prise en considération dans toute théorie de la déviance. Ici, nous sommes toutefois principalement préoccupés par la signification théorique des statistiques officielles dans l'étude de la déviance.

15 Dans toute enquête empirique, utilisant de tels critères, il est nécessaire de distinguer les règles d'interprétation formelles (officielles, et donc définies par des règlements, des procédures, etc.) utilisées par le personnel des organisations en question, et les règles officieuses utilisées par le personnel dans leurs activités d'attribution de la déviance, fondées sur les différences de classes sociales, de races, d'ethnies, ou sur leurs propres conceptions du comportement déviant.

16 Ces données sont extraites d'une recherche non publiée de Cicourel, intitulée: "Social Class, Family Structure and the Administation of Juvenile Justice", et basée sur l'organisation sociale de la justice pour mineurs dans deux communautés de la Californie du Sud, ayant environ 100'000 habitants.

17 Voir Donald J. Newmans, "The Effects of Accommodations in Justice Administation on Criminal Statistics", Sociology and Social Research, 46, (janvier 1962), pp. 144-155, Administration of Criminal Justice, Chicago, American Bar Foundation, 1955, non publié.

18 Newman, "The Effects of Accommodations... op. cit., pp. 145-146.

19 Voir ibid. pp. 146-151, ainsi que les références citées.

20 Juvenile Delinquency, New York, McGraw-Hill, 1949.

21 Report of the Governors Special study Comission on Juvenile Justice, Parts I and II, Sacramento, California State Printing Office, 1960.

22 Pour illustrer de quelle façon les procédures organisationnelles et les attibutions peuvent affecter les statistiques officielles, nous nous référons à une observation préliminaire de Cicourel (citée in note 17) qui démontre que l'une des communautés étudiées (Communauté A) a à la fois une population légèrement plus élevée et un taux de criminalité adulte également un peu plus élevé. Pourtant la même communauté avait (en novembre 1962) 3'200 cas de jeunes suspectés ou condamnés pénalement, alors que la Communauté B avait approximativement 8'000 jeunes dans la même situation. La Communauté A a deux fonctionnaires pour ces affaires, tandis que la Communauté B en a cinq.

 

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