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Comment comptabiliser les fils de la lumières ?

* " Plus de lumière ! ", dernière parole de Goethe

" Charles resta pendant un moment immobile, le dos légèrement appuyé sur le chambranle de la porte, et tout occupé à examiner une femme devenue célèbre sans que personne pût rendre compte des motifs sur lesquels se fondait sa renommée. Le monde offre beaucoup de ces anomalies curieuses. La réputation de Mme d’Aiglemont n’était pas, certes, plus extraordinaire que celle de certains hommes toujours en travail d’une œuvre inconnue : statisticiens tenus pour profonds sur la foi de calculs qu’ils se gardent bien de publier ; politiques qui vivent sur un article de journal ; auteurs ou artistes dont l’œuvre reste toujours en portefeuille ; gens savants avec ceux qui ne connaissent rien à la science, comme Sganarelle est latiniste avec ceux qui ne savent pas le latin ; hommes auxquels on accorde une capacité convenue sur un point, soit la direction des arts, soit une mission importante. Cet admirable mot, c’est une spécialité, semble avoir été créé pour ces espèces d’acéphales politiques ou littéraires. "

Honoré de Balzac, " La femme de trente ans "

 

À la une de l’hebdomadaire Le Point, daté du 4 janvier 2002, on peut lire le titre suivant : " Présidentielle. Le poids des Francs-Maçons ". Où l’on nous explique, exemples à l’appui, qu’à l’approche des élections, les politiques jouent le jeu de la séduction auprès des obédiences maçonniques, la réciproque n’étant pas fausse non plus. Le Point donne quelques chiffres concernant cet électorat top secret : 43 000 frères au Grand Orient de France (GO), 23 000 frères à la Grande Loge de France (GLF), 13 500 frères et sœurs à la Fédération Française du Droit Humain (FFDH), 13 000 sœurs à la Grande Loge Féminine de France (GLFF), 21 000 frères à la Grande Loge Nationale de France (GLNF). Ce qui nous donne 113 500 membres. Naturellement, les auteurs de l’article, Christophe Deloire, Denis Demonpion, Catherine Lagrange ne divulguent pas leurs sources.

Dans le livre qu’ils ont consacré aux " Frères invisibles ", Ghislaine Ottenheimer et Renaud Lecadre1 donnent une évaluation de 120 000 frères et sœurs, soit 2 pour 1 000 habitants. Cette population est constituée en obédiences " d’importance relative, toutes différentes et plus ou moins rivales ".

 

Il y a plus d’une maison de maçons

A priori, la seule façon de comptabiliser le tout est de comptabiliser les parties, puis de faire la somme des résultats obtenus. Nos auteurs admettent ne pas connaître le nombre exact de parties : " il existe environ 35 obédiences ". Quelques chiffres présentés dans le corps du texte ou en annexe nous éclairent. Ils peuvent varier d’une page à l’autre : arrondis, coquilles ? Il y a près de 40 000 (p. 47) ou 41 000 (p. 356) maçons au Grand Orient de France (GO) [contre 43 000 pour Le Point], 27 000 à la Grande Loge Nationale Française (GLNF) [contre 21 000 pour Le Point], 23 000 (p. 92) ou 26 000 (p. 355) à la Grande Loge de France (GLF), 13 000 au Droit Humain (DH) [13 500 pour Le Point], 13 000 à la Grande Loge Féminine de France (GLFF), 2 000 à la Grande Loge Unie de France (GLUF), 800 (p. 65) ou 1 200 (p. 73) à la Grande Loge Mixte de France (GLMF), encore appelée Grande Loge Souveraine de France ou encore Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm (MM), 600 (p. 47) ou 650 (p. 73) à la Grande Loge Mixte Universelle (GLMU). Faites l’addition, cela nous fait entre 119 400 et 123 850. On n’est pas loin du nombre annoncé de 120 000, mais nous serions curieux de connaître la façon dont nos auteurs ont pu établir ces chiffres.

Tous les BAF2 ne sont pas logés à la même enseigne. Ainsi nos démographes de l’invisible n’ont-ils pas comptabilisé les TCS3 et les TCF4 de la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique-Opéra (GLTSO), la Grande Loge Indépendante et Souveraine des Rites Unis (GLISRU), l’Ordre Initiatique et Traditionnel de l’Art Royal (OITAR). Quantités négligeables ? Qu’en savent-ils ? 11 loges viennent d’être répertoriées, il en reste donc environ 25, dont G. Ottenheimer et R. Lecadre ne nous donnent ni le nom (quel dommage mais vous pouvez vous inspirer des exemples donnés supra et faire fonctionner votre imagination) ni le nombre de frères et sœurs de chacune d’entre elles.

Pour avoir une estimation plus solide, il faudrait sonder les cœurs de toute la population française. Mais vous l’imaginez bien, quelques problèmes méthodologiques se poseraient. Première question : doit-on interroger les femmes alors que la maçonnerie traditionnelle (anglo-saxonne, ou " régulière ") leur refuse l’entrée dans les loges ? Ainsi, en France, pour la GLNF, une sœur est a priori un faux-frère. Ou doit-on se référer aux pratiques des obédiences dites " irrégulières " (non reconnues par la Grande Loge Unie d’Angleterre) ou " libérales " qui les acceptent ? On optera pour la seconde solution. Le Grand Architecte de l’Univers y retrouvera les siens.

 

Who’s who

Mais comment s’y prendre pour savoir qui est qui (Who’s who, dit-on à la GLUA) ? On peut utiliser la méthode directe : avec mille précautions, pour éviter les oreilles indiscrètes des profanes5 ou d’initiés d’obédiences concurrentes, on demande simplement à la personne sondée : " Soyez franc, êtes-vous maçon ? ". La seconde méthode exige beaucoup plus de doigté. Il s’agit d’utiliser l’attouchement6, " poignée de main avec pression du majeur, de l’index et du pouce ", mais attention aux contrefaçons. En cas de doute, ou de mains vraiment moites, posez quelques questions subsidiaires. Par exemple : " quels sont les 99 grades du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm ? ".

Nous avons fait l’expérience d’interroger un échantillon de 999 personnes représentatif de la population française. Certains esprits chagrins trouveront que c’est peu, qu’on aurait pu en interroger une de plus. Le tuilage7 a été positif pour trois d’entre elles. Mais la première n’était pas à jour de sa capitation8, la seconde était en sommeil depuis 5 ans9 et la troisième venait de se faire blackbouler10 de la loge la vallée des Rois Silencieux, après avoir rêvé de devenir Grand Porte Glaive11 ou Grand Maître Vénérable12. Pas de chance.

Nous allons reprendre l’enquête pour en avoir le cœur net.

Pierre V. Tournier, démographe, chercheur au CNRS

1. Respectivement, directrice de la rédaction de BFM et journaliste à Libération. Les frères invisibles, Albin Michel, 2001.

2. Bien Aimé Frère.

3. Très Chères Soeurs.

4. Très Chers Frères.

5. Ceux qui n’ont pas été initiés. Vient du latin pro fanum : à l’extérieur du temple.

6. Signe de reconnaissance, différent selon les grades.

7. Manière d’authentifier la qualité maçonnique d’un frère.

8. Cotisation.

9. Elle a cessé provisoiremen toute activité en loge.

10. Lors de l’initiation, si leombre des boules noires est supérieur au nombre des boules blanches, le postulant est refusé. D’où l’expression blackbouler.

11. Ministre de la Justice d’une obédience.

12. Président du pouvoir exécutif et symbolique de l’obédience.

 

Pénombre, Avril 2002