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Du rapport à la vérité

L’ambiance est solennelle ce lundi 14 septembre 2009 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Les services de sécurité ont fait leur travail et filtré les invités. L’assistance doit attendre avec patience l’arrivée du président de la République qui vient ouvrir la Conférence internationale de présentation des conclusions du rapport de la Commission de mesure de la performance économique et du progrès social. On s’attend à un discours convenu proposant de reprendre quelques propositions du rapport. Le Président arrive et commence la lecture d’un discours dont les pénombriens présents garderont longtemps la mémoire (voir édito).

Après une explosion de déclarations remettant en cause l’usage habituel des statistiques, vient ce passage :

« Dans les réflexions sur le travail de la Commission que m’ont adressées Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi j’ai relevé cette phrase : "L’une des raisons qui expliquent pourquoi la plupart des gens se considèrent encore moins bien lotis malgré la hausse du PIB est simple : c’est réellement le cas." Que quelques-uns des économistes les plus reconnus, les plus prestigieux disent cela avec autant de franchise, est quelque chose dont nous avions absolument besoin pour nous mettre au clair avec nous-mêmes, pour replacer le débat public sur une base de vérité, pour changer notre rapport à la vérité.

« Oui, il y a depuis longtemps un problème avec ce que nous calculons et avec la manière dont nous l’utilisons. Oui, les experts le savent depuis longtemps. Ils en discutent depuis longtemps. Mais cette discussion ne changeait rien, elle n’avait pas de conséquence. On connaissait les limites de nos indicateurs mais on continuait de les utiliser comme s’ils n’en avaient pas.

« C’était plus facile pour la communication. » (fin de citation)

Ce qui vaut dans le domaine de la mesure de la croissance ou du bien-être devrait aussi s’appliquer à celui de la mesure de la délinquance ou de l’insécurité. Les plus anciens lecteurs de Pénombre auront remarqué que la présentation par les politiques des statistiques dites de police établies par le ministère de l’Intérieur ne correspond pas à ce que savent les experts depuis longtemps. Ces experts en discutent depuis si longtemps que cela a, en apparence au moins, eu quelques conséquences. L’Observatoire national de la délinquance (OND) est maintenant, en principe, habilité à commenter ces statistiques dont la diffusion publique est devenue mensuelle. Il y aurait beaucoup à dire sur l’intérêt de ce rythme mensuel pour le débat public. Là n’est pas le point s’agissant de rapport à la vérité. Sous la signature de Monsieur Alain Bauer, président du conseil d’orientation de l’OND, on lit, dans le texte d’introduction du bulletin mensuel de novembre 2009 présentant les résultats du « 4001 » pour octobre, cette mise en garde : « Le total des faits constatés n’est pas un chiffre qui peut être interprété simplement. Il s’agit d’une statistique correspondant à l’activité d’enregistrement de la police et de la gendarmerie. Elle ne peut en aucun cas se confondre avec la délinquance commise. » Ce que Pénombre n’a cessé de répéter depuis sa création.

Donc tout devrait aller pour le mieux. La France a maintenant un président de la République résolu à ne plus céder aux facilités de la communication et à tenir compte de ce que savent les experts. Et l’expert Alain Bauer a dû un jour ou l’autre évoquer le sujet de la mesure de la délinquance avec le président de la République, puisqu’il confiait à Guy Birenbaum (LePost.fr 14/04/2009) : « J’ai eu l’occasion de dialoguer au ministère de l’Intérieur avec Gaston Defferre, Pierre Joxe, Paul Quilès, Charles Pasqua, Jean-Louis Debré, Jean-Pierre Chevènement, François Baroin, Dominique de Villepin, Daniel Vaillant et Michèle Alliot-Marie sur de nombreux sujets portant sur la police ou la criminalité. Il est vrai que la qualité du dialogue avec Nicolas Sarkozy a permis un travail plus approfondi, notamment sur la mise en place des enquêtes de victimation permettant de compléter et d’éclairer la statistique policière. Il est devenu mon ami. Pas mon patron. »

On ne peut guère imaginer de situation plus favorable ! Et pourtant, le président du conseil d’orientation de l’OND poursuit sa réflexion sur l’usage des statistiques de police ainsi : « Dans un pays qui s’est doté d’une enquête annuelle de victimation, on peut espérer que cette confusion entre les faits constatés et les faits commis s’estompe. On doit reconnaître qu’aujourd’hui, à la veille de la publication des résultats de la troisième enquête « cadre de vie et sécurité », ce n’est pas encore le cas. »

Effectivement, le président de la République s’est encore appuyé sur les statistiques de police des mois précédents pour décréter il y a peu une « mobilisation générale ». C’était au moment où le discours de la Sorbonne devait être encore en préparation… En date du 1er septembre, sur le site internet de TF1 on en retrouve la trace avec cette explication reprise d’une dépêche d’agence : « publié en août, le dernier rapport de l’Observatoire national de la délinquance (OND) fait état d’une poursuite de la hausse des violences contre les personnes (+5%) et d’une explosion du nombre de cambriolages (+12%). »

Opération de communication, cela n’échappe pas aux professionnels et experts, débouchant deux mois plus tard sur des bulletins de victoire du ministre de l’Intérieur (les chiffres ont baissé en octobre), des annonces présidentielles électoralistes (tripler le nombre de caméras de vidéosurveillance en France, là c’était le 24 novembre, le discours de la Sorbonne était déjà loin et les rapports d’expertise sur la vidéosurveillance négligés) et probablement une nouvelle loi de réforme pénale présentée comme d’une urgence absolue1.

Vérité, amitié… chez le commun des mortels on ne saura pas qui des deux amis « a depuis longtemps un problème avec ce que nous calculons et avec la manière dont nous l’utilisons. »

Bruno A. de Cavarlay

1. Depuis l’écriture de ce texte, l’urgence s’est traduite par le choix fait par le gouvernement d’engager la procédure « accélérée » sur un projet de loi déjà déposé au parlement depuis un an et tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale. Ce projet a été adopté par le parlement fin février 2010. Il s’agissait principalement d’adapter la loi du 25 février 2008 sur la rétention de sûreté après les décisions du Conseil constitutionnel au sujet de cette mesure applicable aux récidivistes criminels considérés comme dangereux à l’issue de l’exécution de leur peine. Et en fait d’urgence, il s’agissait en partie de remédier aux défauts d’une première loi un peu trop rapidement adoptée. Mais le chantier législatif en matière pénale reste ouvert : la loi visant à lutter contre l’inceste sur les mineurs a été promulguée le 9 février 2010 (voir page 13), le 3 mars 2010 c’est la loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public (élément du « plan anti-bandes » du ministre de l’Intérieur), l’avant-projet de réforme du code de procédure pénale est rendu public début mars en vue d’une concertation avec les professionnels. Le projet de loi dit LOPPSI 2 (loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) présenté par le ministre de l’Intérieur est en première lecture au Sénat depuis le 16 février 2010 après avoir été adopté en 1re lecture par l’Assemblée nationale. Cette discussion donnera l’occasion au dit ministre de revenir sur quelques broutilles de sa loi anti-bandes critiquées par le Conseil constitutionnel (utilisation d’enregistrements de vidéo¬surveillance dans des lieux privés).